Les lumières du Théâtre des Champs-Élysées éclairent encore la salle à pleine puissance quand Pierre-Laurent Aimard entre en scène accompagné de sa tourneuse de pages. Tout de noir vêtu, il est en t-shirt, si bien que nombreux sont les spectateurs qui ne comprennent pas que le spectacle commence : « c’est l’accordeur », entend-on, et de continuer à discuter sans s’intéresser à ce qui se passe sur scène. Un accordeur qui attaque directement par une page des Jeux d’eau, voilà qui devrait pourtant forcer l’écoute !

Pierre-Laurent Aimard / Mathieu Amalric © Marco Borggreve / Unifrance
Pierre-Laurent Aimard / Mathieu Amalric
© Marco Borggreve / Unifrance

Le pianiste joue quelques lignes avant de s’interrompre pour parler à sa tourneuse de pages. On ne comprend pas très bien ce qu’il dit, puis il enchaîne avec différents extraits des Valses nobles et sentimentales, les entrecoupant de commentaires. On entend des mots à la volée, « c’est le laboratoire de Ravel », « et dire que ça a été composé en même temps que Gaspard de la nuit »… Puis une sonnette retentit : « Ah, c’est Mathieu qui arrive », réagit Aimard. On comprend alors que le concert s’ouvrait sur une séance de travail du pianiste, en vue de la représentation du jour. Peut-être que le salon côté jardin, composé d’un tapis sur lequel deux fauteuils rouge entourent une table basse encombrée, est une reproduction de son intérieur.

Mathieu, c’est Mathieu Amalric, qui se chargera de la partie lecture du spectacle à venir et déjà en cours. Les deux artistes discutent et réfléchissent à la manière dont ils vont agencer leur programme, comment ils vont mélanger textes et musique. Jetant leur dévolu sur la huitième des Valses nobles et sentimentales qui « contient toutes les autres », voilà leur répétition qui commence. Tout au long du concert, la lecture d'écrits alternera avec l'interprétation de morceaux choisis, empruntés au Tombeau de Couperin, aux Miroirs et à Gaspard de la nuit (joué intégralement).

Les thèmes abordés pour décrire Ravel sont intéressants, tant par leur contenu que par la nature du texte lu par le comédien : des lettres de Ravel lui-même, mais également des témoignages de ses contemporains. On se plonge brièvement dans le sentiment de solitude du compositeur basque, dans son approche artistique engagée (pendant la Première Guerre mondiale), dans son intérêt pour la mécanique (sa visite enthousiaste d’une usine lors de laquelle Ravel est sensible à « la symphonie des courroies »), dans la dimension chorégraphique de sa musique et dans sa recherche perpétuellement insatisfaite de perfection continue.

Si le sujet est passionnant et l’approche ludique, le spectacle souffre de quelques faiblesses. Depuis le premier balcon, certains moments de lecture parviennent à l’oreille de façon légèrement heurtée, nuisant à une compréhension limpide. L’utilisation d’une caméra par le comédien lors de plusieurs extraits musicaux a également tendance à distraire inutilement l'auditeur, superposant à une musique chargée un support visuel en mouvement envahissant ; Amalric filme des livres, photos et lettres qui recouvrent la table basse, ou bien la partition qu’Aimard interprète, ou alors le pianiste lui-même... L’idée d’utiliser l’outil en transition vers les Miroirs reste en revanche un trait d’esprit bien trouvé.

Les extraits musicaux choisis montrent bien la richesse de la production ravélienne : les œuvres sont à la fois variées et très denses. L’approche analytique d’Aimard permet d’en comprendre la complexité d’écriture, notamment lors de « Noctuelles » aux grappes de notes toujours claires ou encore lors d'une « Toccata » d’orfèvre. Cette proposition, bien que nécessaire pour ce répertoire, tend malheureusement à être trop froide et monochrome. Ainsi la « Forlane » et « Ondine » n’ont aucun mystère, voire sont même à la limite de l’irrespirable à cause d'une rigueur rythmique qui enchaîne les phrases sans tergiverser. Très attentif au texte, le pianiste ne prend pas le temps de peindre des atmosphères caractérisées. Le Ravel scintillant et foisonnant qui au détour d’un trait virtuose imagine un espace de poésie sonore infinie est absent ce matin. La patte dense de l’artiste convainc toutefois dans « La vallée des cloches » et « Le gibet », projetant l’auditeur dans la réalité matérielle des scènes évoquées.

Après un « Scarbo » au cours duquel on admire l’exécution d’une œuvre extrêmement difficile sans ressentir son grouillement inquiétant, on repart rassasié d’un parcours documenté, mais frustré d’un sentiment d’incomplétude. Il aura manqué la sensation de magie de la suggestion et de l’imagination qui font des pages de Ravel des chefs-d’œuvre.


Ce concert était co-organisé par Jeanine Roze Production et le Théâtre des Champs-Élysées.

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