Une femme vêtue d’une longue robe à motifs chamarrés entre sur scène, un bol chantant tibétain à la main. Avec des gestes précautionneux, elle tourne le maillet autour du bol pour lui arracher un cri, qui résonne dans la salle, suspendu et mystique. Lorsqu’un homme la rejoint et se contorsionne autour d’elle dans un mélange de pâmoison et de brusquerie, la métaphore transparait alors : femme-appât au centre d’un tout, femme-démiurge qui agit sur les éléments, leur offrant un équilibre et un chant.
Avant-dernière création de l’inénarrable Pina Bausch et ultime pièce à avoir été dansée sur les planches du Théâtre de la Ville du vivant de la chorégraphe, Sweet Mambo (2008) est de retour au sein de l’institution avec le Tanztheater Wuppertal, dont le chorégraphe français Boris Charmatz a récemment pris la tête. Si son titre évoque la douceur d’une danse, la pièce s’attache pourtant à révéler les fulgurances des rapports entre hommes et femmes : les permissions de l’homme sur le corps de la femme, mais surtout son empire toujours frustré, tenu en échec par une féminité insaisissable.
Dans Sweet Mambo, les hommes papillonnent autour des corps féminins, les touchent et les violentent, comme lorsqu’une succession d’hommes promène une femme à travers la salle en la tirant par la crinière de ses cheveux. Mais on ne sait jamais qui est le véritable objet de ce jeu réciproque : lorsqu’une femme est manipulée par un homme qui tire les bretelles de sa robe comme sur les ficelles d’un pantin, et que l’on voit sa silhouette recroquevillée derrière elle accompagner tous ses mouvements, on se demande qui se soumet à l’autre. Extrêmement à propos dans le contexte actuel, l’enjeu de Sweet Mambo est aussi actualisé par la prise de rôle d’une danseuse transsexuelle, Naomi Brito.
Sweet Mambo n’est pourtant pas la pièce la plus inspirée de Pina Bausch. La mise en scène, assez élémentaire, s’appuie sur de nombreuses illustrations vidéo (extraits de films en arrière-plan ou fond animé) qui ont parfois mal vieilli. Lorsqu’une danseuse apparait sur un habillage de scène fait d’une vidéo de champ où volètent des fétus d’herbe, on ne peut que penser aux œillets de Nelken et rester sur notre faim. Les grands voiles blancs qui drapent la scène lui confèrent l’aspect mortuaire d’un linceul, tristement prémonitoire. Surtout, si certaines saynètes de Sweet Mambo portent cette puissance indicible qui caractérisent la plupart des pièces de Pina Bausch, d’autres sont moins marquantes.
Il faut dire que la pièce se heurte à la question, qui n’en finit pas de se poser depuis dix ans, de sa transmission. Sweet Mambo associe désormais deux générations de danseurs, avec des anciens interprètes de Pina Bausch et de nouveaux, eux-mêmes dirigés par Boris Charmatz, un chorégraphe au langage bien éloigné de celui de la fondatrice de la compagnie... Les immortelles danseuses de Pina Bausch (telles que Julie Shanahan, Nazareth Panadero, Julie Anne Stanzak, Héléna Pikon, Aida Vainieri), dont la présence en scène capte toute l’attention, d’autant plus que les rôles leur collent parfois à la peau (qui pourra un jour remplacer l’accent espagnol clownesque d’une Nazareth Panadero ?), commencent pourtant à avoir du mal à incarner des bimbos aux corps sensuels désirés par des garçons. La nouvelle génération quant à elle peine à trouver sa place aux côtés d’incarnations aussi fortes.

Lorsque Julie Shanahan, dans une scène déchirante, se lance dans une course éperdue pour rejoindre un fantôme à l’autre bout de la scène, et se fracasse à de multiples reprises sur les corps de deux hommes qui l’entravent, on frissonne – oui – et on se demande si cette apparition sera emportée pour toujours.