Plusieurs premières ce soir au David Geffen Hall, la salle des concerts symphoniques du Lincoln Center de New York : d’abord la véritable redécouverte d’une salle mythique inaugurée en 1962 par Leonard Bernstein et le New York Philharmonic, successivement dénommée Avery Fischer Hall puis David Geffen Hall, à l'acoustique longtemps problématique, qui a bénéficié d’un lifting complet et d’une amélioration spectaculaire au terme d’une rénovation achevée fin 2022, avec deux ans de retard en raison de la pandémie. Première aussi que la présence au pupitre de l’orchestre maison de la cheffe lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla. Première enfin pour nous que d’entendre le phénomène Daniil Trifonov dans le Concerto de Robert Schumann, quand on l’avait jusqu’alors applaudi dans Tchaïkovski, Chostakovitch ou Rachmaninov – c’est d’ailleurs avec ce compositeur qu’on le retrouvera à Paris à la fin du mois, aux côtés du Philadelphia Orchestra.

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Mirga Gražinytė-Tyla dirige le New York Philharmonic
© Chris Lee

Le concert s’ouvre avec une pièce pour cordes d’une compatriote de la cheffe, Raminta Šerkšnytė (née en 1975). On ne saurait pas que l’œuvre date de 1998, on la jurerait écrite dans les années 30, dans la veine du Double Concerto pour cordes, piano et timbales de Bohuslav Martinů. Šerkšnytė sait écrire à l’évidence pour l’orchestre, sans chercher à faire « contemporain », ni à imiter les minimalistes baltes. Les cordes du New York Philharmonic, dont les effectifs ont suivi un renouvellement spectaculaire (la prédominance de femmes d’origine asiatique saute désormais aux yeux), font preuve d’une belle homogénéité, sans révéler une personnalité d’ensemble très originale.

Le grand Steinway à peine installé, Daniil Trifonov, cheveux longs et barbe en bataille, tel un personnage de Dostoïevski, surgit en trombe et attaque le Concerto de Schumann avec une puissance prodigieuse. C’est lui qui va conduire le bal, certes attentivement secondé par la cheffe, dans un dialogue constant avec un orchestre – de merveilleux pupitres de vent en particulier – qu’on n’a jamais entendu aussi éloquent dans l’expression de toutes les humeurs schumanniennes. Le pianiste russe semble réinventer l’œuvre parce qu’il la joue comme une symphonie concertante, dans une optique chambriste.

Mirga Gražinytė-Tyla, Daniil Trifonov et le New York Philharmonic © Chris Lee
Mirga Gražinytė-Tyla, Daniil Trifonov et le New York Philharmonic
© Chris Lee

Quand on croit que l’Allegro affettuoso intial est pris trop lent, on comprend vite que l’histoire que nous content pianiste et orchestre n’a que faire des barres de mesure et que ce qui paraît répétitif sous d’autres doigts est ici comme ressourcé en continu. L'Intermezzo central est d’une grâce ineffable, comme un rêve éveillé sur les ailes du chant. La palette de couleurs que Trifonov tire de son clavier est proprement inouïe. Quand s’annonce l’Allegro vivace, là où nombre de ses illustres confrères semblent lâcher les chevaux, le soliste ne force jamais l’allure et surmonte les effets de répétition par de subtiles variations de toucher, de nuances, d’intentions qui animent ce finale d’un mouvement irrésistible. La salle se lève, applaudit à tout rompre, jusqu’à ce que le pianiste nous gratifie d’un extrait immatériel d’une suite de Bach.

En seconde partie, Mirga Gražinytė-Tyla a choisi les Légendes op. 22 de Sibelius, un choix sans doute habile de sa part pour ne pas s’exposer dans un répertoire trop familier de l’orchestre et du public new yorkais. Mais choix étrange, à vrai dire incompréhensible, puisqu’elle ne retient que trois des quatre poèmes symphoniques qui forment cette Suite Lemminkäinen. Le fait d’ôter un épisode (Lemminkäinen à Tuonela) déséquilibre complètement cette symphonie qui ne dit pas son nom – même si, de cette suite, on joue souvent isolément le célèbre Cygne de Tuonela et sa mélodie si nostalgique confiée au cor anglais. Ce soir, autre bizarrerie, celui-ci (joué par Ryan Roberts) est placé sur le devant de la scène, comme s’il s’agissait d’une prestation solistique. Son jeu comme l’œuvre elle-même ne gagnent rien à cette surexposition qui annihile le caractère de songe éveillé de la pièce.

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Mirga Gražinytė-Tyla, Ryan Roberts et le New York Philharmonic
© Chris Lee

Comme plusieurs œuvres majeures de Sibelius, ces Légendes s’inspirent directement de l’épopée du Kalevala, un patchwork de poésies et de chants populaires finnois rassemblés et mis en vers dans la première moitié du XIXe siècle. Le premier « épisode » est intitulé Lemminkäinen et les jeunes filles de l’île. Après avoir tué le souverain d’un royaume voisin, le guerrier Lemminkäinen s’est réfugié dans une île habitée par de nombreuses jeunes femmes qu’il va séduire, s’attirant la colère des hommes trompés. Il en résulte une partition haute en couleur, plutôt descriptive, qui, comme toujours chez Sibelius, superpose les strates mélodiques et rythmiques.

L’art du chef consiste ici à faire surgir les lignes de forces, sans négliger la clarté des équilibres sonores. Dans ce premier mouvement comme dans le dernier, plus épique encore, Mirga Gražinytė-Tyla ne manque ni d’énergie ni de précision dans une gestique plus conviviale qu’impérieuse. Et pourtant, le souffle, l’ampleur, l’éclat, les couleurs même font défaut, et la coda triomphante est comme estompée. Dommage pour ce Sibelius tronqué, couleur grisaille.

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