Au lendemain d’un concert à Roussillon, le Festival de Quatuors du Luberon clôt sa 49e édition par un week-end à l’abbaye de Silvacane. Cette dimension itinérante est l’identité du festival : il s’agit de partager la musique de chambre partout sur le territoire du massif éponyme. Les deux derniers concerts illustrent par ailleurs à la perfection le thème structurant de l’édition 2024 autour de Clara Schumann et Joseph Joachim et de leur influence considérable dans la production musicale du XIXe siècle. Deux couloirs du cloître garnis de sièges convergent vers un angle flanqué d’une estrade : cette mise en place originale est cohérente avec le programme proposé par le Trio Karénine. Une aile pour Clara, une aile pour Robert, et au croisement les sommets de la musique romantique des Schumann.

Le Trio op.17 de madame Schumann, relativement peu joué, vaut le détour. Hormis l’ultime Allegretto très académique (sa partie fuguée semble un passage obligé de l’exercice de composition), la construction des mouvements est remarquable. Deux idées originales les constituent : l’une mélodique chantante, l’autre davantage rythmique. D’abord exposées successivement, elles dialoguent voire fusionnent dans un jeu intellectuel plaisant qui n’oublie pas le plaisir esthétique.
Le Trio Karénine fait plus que rendre justice à cette œuvre. Non contents d’en retranscrire clairement la structure, les interprètes font preuve d’une musicalité admirable. Les fins de phrases du premier mouvement sont un délice de subtilité, tantôt suggérées tout en respiration pour préparer la suivante, tantôt dessinées avec une rondeur caressante. Les reprises de la ritournelle du Scherzo sont gérées avec goût par le violon de Julien Dieudegard qui varie insensiblement l’articulation de la levée introductive. L’écriture de la partie de piano au centre du mouvement rappelle celle de Robert, mais il est en réalité difficile de savoir qui a influencé qui. La palette sonore du violoncelle enchante l’Andante, Louis Rodde se révélant aussi convaincant dans les longues phrases timbrées que dans l’accompagnement plus discret. On en oublierait presque la partie de piano de Paloma Kouider pourtant centrale dans l’œuvre : la faute à l’équilibre parfait de trois artistes au service d’une musique vivante et séduisante.
Avant le Quintette de monsieur Schumann, le programme fait un détour via le Lied ohne Worte de Michael Jarrell (2012). Pendant que Paloma Kouider prépare son piano, Julien Dieudegard prépare un public assez réfractaire à ce qui les attend, avec un plaidoyer en faveur de la création contemporaine qui fait écho à la programmation d’un festival qui commande chaque année une œuvre nouvelle. La pièce joue sur la notion de résonance, à la fois en tant que telle avec la mise en avant d’harmoniques, mais également entre les instruments et entre les motifs. Cette œuvre virtuose où la diversité des attaques est impressionnante ménage une progression d’états depuis une sorte de frénésie compulsive vers un chaos tranquille parfois presque terreux, baigné de sons de gamelans. Les Karénine conservent une unité de ton dans une œuvre où le piège de l’éclatement se cache derrière chaque note. On peut y entendre les troubles du célèbre couple et la folie de Robert.
Après l’entracte, Louise Salmona et Marion Duchesne – respectivement violoniste et altiste du Quatuor Hernani que l’on entendra le lendemain – complètent l’effectif pour le chef-d’œuvre qui a fait se déplacer le public attentif du concert. Que dire de ce Quintette avec piano, si ce n’est que chaque écoute en révèle de nouveaux trésors ? Ceux-ci sont toutefois laissés en partie enfouis pendant l'Allegro brillante où la balance sonore penche significativement vers le grave à cause d’un violoncelle un peu trop timbré malgré un lyrisme enivrant.
On se délecte cependant du travail de textures, notamment dans ce passage où le piano caracole de doubles croches pendant que le quatuor réalise un intéressant jeu de tenues. Après un début de deuxième mouvement un peu fort dans lequel les deux violons et l’alto énoncent successivement un motif résigné de manière différente comme autant de soupirs, l’accompagnement du chant bouleversant du premier violon par le piano est un miracle de douceur digitale, tout en suggestion.
L’interprétation du Scherzo dévoile toute la dimension chorégraphique du mouvement. Au milieu des rondes endiablées où bondissent les acrobates, le duo en écho du premier violon et de l’alto dessine des couples de danseurs plus intimistes. Le Finale, emporté par cet élan énergique, est une démonstration de piano chambriste. Paloma Kouider remplit harmoniquement la masse sonore sans écraser ses partenaires, tout en maîtrisant l’art de faire ressortir finement une ligne de chant.
Suite et fin de cette délicieuse réunion musicale chez les Schumann avec le quintette du fils spirituel – Johannes Brahms –, demain, même lieu, même heure.
Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de Quatuors du Luberon.