Alors que les carrières d’ocre s’éteignent et que le ciel prend le relais avec des tons roses dorés, on remercie le (très) léger courant d’air et le début de fraîcheur de la nuit : on peut sereinement se risquer à l’ascension des pentes raides de Roussillon jusqu’à l’église. À l’unisson de l’ensemble du village, ses murs sont orangés mais une fois le portail franchi la pierre est blanche. Le site est sobrement paré, aussi le regard est immédiatement attiré par le devant de l’autel éclairé par deux projecteurs. C’est ici que le Quatuor Adelphi, dont les instruments semblent tout droit extraits des roches du pays, jouera un programme éclectique tant sur le plan formel que sur la dimension émotionnelle, dans le cadre du Festival de Quatuors du Luberon.

Le Quatuor Adelphi © Roland Unger
Le Quatuor Adelphi
© Roland Unger

L’interprétation du Quatuor op. 17 n° 4 de Haydn qui ouvre le concert est déroutante. L’ensemble attaque le premier mouvement sur la pointe des pieds, suggérant à peine la structure de la pièce. Le rendu sonore est intéressant dans une acoustique résonante, mais ce Haydn vaporeux déroute par son côté romantisant malgré le cadrage volontaire du violoncelle. Plus dynamique et chaloupé, le menuet tout en rebond convainc davantage. Les interprètes retombent cependant dans les travers précédents dans la partie centrale qui s’essouffle ; la réexposition est alors bienvenue. L’équilibre des deux violons dans l’Adagio cantabile est remarquable : les contrechants du second sont bien mis en valeur sans étouffer la ligne de chant du premier. Le finale offre de beaux moments d’ensemble dans les passages à l’unisson mais le tout sonne décousu, entrecoupé d’épisodes énergiques mais éclatés.

Le Deuxième Quatuor de Britten qui suit est beaucoup plus probant. Dès les premières notes, les qualités de narration des Adelphi nous entraînent dans un univers fantastique. On admire leur science du relais, que ce soit pour se transmettre la pédale du premier mouvement ou les bariolages du deuxième : tout est fluide et le changement d’instrument n’est perceptible que visuellement. Les musiciens semblent avoir retrouvé une cohésion de quatuor dans cette musique où l’on entend les mouettes entre les lignes. Comme pour Haydn, le dernier mouvement est l’occasion de passages à l’unisson admirables d’homogénéité de son et d’intention, avec cette fois-ci une véritable trame de fond. Cette chaconne est l’occasion de se délecter de l’éloquence du violoncelle de Nepomuk Braun et de l’alto d'Adam Newman.

La notion d’entracte a peut-être trouvé ce soir son utilité la plus essentielle : l’église Saint Michel est un véritable four. À croire que le dragon terrassé, dont le souffle brûlant a coloré les falaises de ses flammes, a également doté le lieu d’un système de chauffage diablement efficace ! Les interprètes sous les spots ruissellent encore davantage que le public, s’épongeant de plus en plus régulièrement. Tout le monde sort donc s’aérer de bon cœur. Le grand canyon made in France, visible depuis le panorama adjacent au monument, a laissé place à un ciel constellé d’étoiles dont l’éclat apaise le public après une œuvre tumultueuse.

L'apaisement se prolonge naturellement avec les résonances de la musique de Roland de Lassus. L’acoustique du lieu met en valeur le jeu non vibré du quatuor, dont les timbres se fondent à la perfection. Le madrigal Je l’ayme bien, bien que plus animé dans l’écriture, conserve le climat méditatif serein né du prologue des Prophetiae Sibyllarum.

« Je l’aime bien », une phrase probablement dite à maintes reprises par Felix Mendelssohn au vu de toute la douleur qui ressort de son Quatuor op. 80 surnommé « Requiem à Fanny » : le compositeur a écrit son ouvrage en hommage à sa sœur décédée. En fait d’hommage à un tiers, il s’agit plutôt de Felix qui raconte son expérience personnelle de cette expérience tragique. Chaque mouvement peut être entendu comme l’expression d’une étape sur le chemin du deuil : au cri de surprise du premier succède l’incompréhension saccadée du deuxième. L’Adagio, très chargé émotionnellement, semble se conclure sinon par une acceptation, du moins par un semblant de tranquillité. Épisode de courte durée car le finale tragique marque la reprise des tourments – pressentiment de la mort du compositeur peu de temps après l'écriture de l’œuvre ?

Les Adelphi proposent une interprétation sans concession cette oraison funèbre. Les attaques incisives, presque dures par moment, retranscrivent la douleur de la pièce tandis que la tension est palpable dans la moindre double croche, la plus piano soit-elle. On y perd parfois en plaisir esthétique pur, mais le jeu serré des interprètes emporte le public par son émotion brute.


Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de Quatuors du Luberon.

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