Varsovie, une belle Philharmonie à l’acoustique divine au cœur du quartier Centre-Nord où se côtoient en un coup d’œil toutes les architectures du siècle dernier. Une ville habitée avant d’être visitée, dont l’histoire tragique l’empêchera de prendre la pose. La ville de Chopin, évidemment, théâtre du Concours Chopin et du Festival Chopin & son Europe. Ce soir, au programme du récital de Vadym Kholodenko, pas une note du maître des lieux, mais une vision extensive de « son Europe » : Haendel, Haydn, Beethoven, Adès, Liszt.

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Vadym Kholodenko à Varsovie
© Grzedzinski

Dès les premières notes, nous retrouvons le son inimitable du pianiste ukrainien, son contrôle absolu, ces tapis sonores qu’il peut créer, ces couches qu’il ajoute en gardant le discours toujours distinct. Écouter Kholodenko, surtout sur un de ses Fazioli fétiches, fait à mes oreilles ce que mes yeux vivent quand je passe d’un écran de Nokia 3310 à un cinéma IMAX. C’est un confort absolu d’écoute : tout est grand, net, il y a le poids de la note, la rondeur, la clarté.

Nous découvrons Haydn par Kholodenko avec la Sonate XVI:36, et il se pourrait bien que l’on ait une relation de haut vol entre ces deux-là. L’Ukrainien est souverain de la première à la dernière note. Des contrastes puissamment habités du premier mouvement jusqu’au geste si aristocratique du menuet et du trio. Ici, Kholodenko retient volontairement ses moyens. Nul besoin d’être prolixe dans une musique qui est elle-même une exploration d’un classique dépouillé de toute suie. Une musique qui se sait immense et qui n’a besoin que du raffinement de son interprète, d’une hauteur de vue, d’une noblesse : Kholodenko possède tout cela.

Vadym Kholodenko à Varsovie © Grzedzinski
Vadym Kholodenko à Varsovie
© Grzedzinski

Dans Beethoven, Kholodenko mêle vision hautement personnelle, plasticité du son et sophistication. L’Ukrainien est ici chez lui, plus que chez tout autre compositeur germanique. Voilà du moins les leçons que l’on a tirées de son interprétation des Sonates op.27 n° 2, op.101 et des Bagatelles op.33. Ce soir, nous découvrons cependant un autre aspect de son Beethoven dans la Sonate op.90, par l’engagement total du premier thème. Kholodenko met un peu de côté une beauté sonore au profit d’une vision sans concession, méchante. Et comme ce premier mouvement, avec ces successions de petits épisodes, correspond parfaitement à son génie de la caractérisation ! L’Ukrainien survole évidemment la transition inoubliable, étrange, splendide avant le retour du premier thème. C’est aérien, décontracté, c’est un pas de côté dans le merveilleux et l’abstraction avant la reprise d’un thème si tellurique sous ses doigts.

Dans Traced Overhead de Thomas Adès, on prend plaisir au contrôle sonore de Kholodenko, à une forme de jeu où rien n’est naturel, spontané. C’est un éclat distant par la création d’un nuage sonore, où les textures et les strates s’accumulent. On touche ici à la magie, mais tout est bien matériel devant nos yeux et à nos oreilles. Ce scintillement distant sert aussi le talent de conteur de Kholodenko dans le Postlude n° 16 du War Notebook de l’Ukrainien Artem Lyakhovych, joué en second bis. Une ouverture d’une tendresse enfantine, un ton lumineux – presque du Silvestrov. Mais cette joie n’est pas vécue pleinement, c'est la célébration d’une absence de trouble fantasmée dans le chaos ambiant. On se remémore, mais à partir du point de vue de la section centrale, le présent de la pièce : ces sirènes anti-bombardements et ces dissonances nous arrachent au souvenir et nous glacent le sang. C'est tout le génie narratif de l’interprète, et de ce beau texte à sa disposition.

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Vadym Kholodenko à Varsovie
© Grzedzinski

Les premières notes d’Après une lecture du Dante de Liszt annonce l’esthétique de notre guide : c’est un édifice immense qui se met en marche. C'est une approche presque insolente d'un interprète si sûr de ses moyens qu'il semble ne pas se contenter de dévoiler toute la grandeur du texte, mais l'augmenter. Mission réussie ! Kholodenko donne l'impression d'écarteler l'œuvre, de la présenter plus grande, plus vaste. Vient la coda et ses quatre accords terribles, le climax de l’œuvre, qui nous amène jusqu’au vrombissement final de la basse. Ici, Kholodenko nous ouvre un monde non pas par force mais par un premier accord profond et moelleux, totalement détendu. Il nous signifie l’accès à un autre état.

C'est enfin la Tarantella, avec un admirable sens du détail ainsi qu'une capacité à produire une toccata mordante, puissante mais dénuée de toute électricité. En bis, Kholodenko nous donne également un peu de l’idole du pays, mais revisitée par Godowski – l'Étude op.10 n° 6 pour la main gauche.

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