Dans le cadre d’une tournée européenne, l’orchestre et le chœur de la Scala de Milan se présentent ce soir en grande formation sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, institution longtemps dirigée par l’actuel intendant du célèbre Opéra italien, Dominique Meyer. Le programme en forme de « best of » reprend celui d’un récent album paru chez Decca pour aussi célébrer les 70 ans du chef « maison », le Milanais Riccardo Chailly, en poste depuis 2017.

Reconnaissons que ce concert nous a plongé dans la perplexité. Depuis que le disque existe, les compilations d’opéra ont toujours eu du succès. Les plus grands chefs (Abbado, Muti, Solti) se sont prêtés à l’exercice des « grands chœurs verdiens ». Mais quand l’un des plus célèbres théâtres du monde entreprend de sortir de ses murs pour se montrer à des publics européens qui n’ont pas la chance ni la possibilité de fréquenter la Scala de Milan, est-ce bien la meilleure manière que de leur servir, jusqu’à l’indigestion, des extraits mis bout à bout des grands tubes de Verdi ?
L’intention est-elle de démontrer l’excellence des forces scaligères ? On sait qu’un orchestre de fosse et un chœur d’opéra ne sont pas toujours les plus à l’aise exposés en pleine lumière sur une scène de concert. Ce soir, la démonstration est tout à l’avantage du chœur de la Scala, malgré quelques stridences : grâces en soient rendues à son chef depuis 2021, Alberto Malazzi, qui sera longuement applaudi à la fin du concert. L’homogénéité des pupitres est impressionnante notamment dans les chœurs qui exposent tour à tour les femmes (Macbeth) et les hommes (Ernani).
L’orchestre est poli comme un sou neuf, le fini instrumental est admirable. Et c’est probablement là que le bât blesse. À force de souligner les moindres détails, de céder au plaisir du son, Riccardo Chailly en oublie le théâtre. Là où son prédécesseur Riccardo Muti se dressait sur ses ergots, regard d’aigle et geste impérieux, dissimulant les redondances d’une orchestration parfois bruyante, Chailly semble se complaire dans une lecture qui accentue au lieu de les gommer les accents pompiers qui ne manquent pas dans ces pages.
Cela commence avec la sinfonia d’ouverture de Nabucco qui fait du surplace. Le premier chœur « Gli arrivi festivi » impressionne plus par sa puissance que par l’image qu’il est censé suggérer, alors que tout le monde attend ce qui aurait pu être le clou de la soirée, l’incontournable « Va pensiero » : Chailly, dans un trois-temps vraiment giusto, offre de belles nuances puis, au lieu d’exalter la montée en puissance de la révolte des esclaves, ralentit inexplicablement l’allure et fait retomber l’émotion qui s’empare normalement de l’auditeur à l'écoute de cet hymne à la liberté !
Il en sera de même pour pratiquement tous les extraits suivants. Dans le prélude d’Ernani, et de manière flagrante dans le chœur d’entrée des brigands « Si ridesti il Leon di Castiglia », la vaillance des hommes de la Scala est plombée par un accompagnement orchestral sans relief. Les extraits de Don Carlo qui concluent la première partie, et notamment le ballet, que le chef pare d’intentions et d’un nuancier qui mettent en valeur son orchestre, achèvent de nous laisser sur notre faim de mouvement, de théâtre en somme !
La seconde partie, malgré la chaleur qui règne dans le Théâtre des Champs-Élysées, rattrapera quelque peu l’impression très mitigée que nous a laissée la première. Comme si les extraits de Macbeth avaient dopé la baguette de Riccardo Chailly, même si on eût attendu plus de sauvagerie dans le chœur des sorcières où, de nouveau, les femmes du chœur de la Scala impressionnent.
On s’interrogeait sur le sort d’une ouverture, la plus populaire du programme, celle de La Force du destin. On est heureusement rassuré par la force propulsive qui en anime les premières mesures, jusqu’à ce que le chef cède à son péché mignon de la soirée, ralentir, solenniser les accords finaux. Il ne bride heureusement pas la tarentelle « Nella guerra è la follia » qui suit, ni l’exotisme de l’orchestre dans le grand extrait d’Aida qui conclut la soirée, avec ses célèbres trompettes et son « Gloria all’Egitto », chanté à gorges déployées.