Salle de concert fraîchement restaurée, ayant vocation à devenir le nouveau temple de la musique ancienne à Rouen, la vénérable Chapelle du Lycée Corneille – qui a vu passer tous les anciens grands élèves du collège jésuite : les frères Corneille, évidemment, leur cousin Fontenelle, Flaubert, Maupassant – est devenue Chapelle Corneille – Auditorium de Normandie. L’Opéra de Rouen Normandie, l’un de ses principaux programmateurs, propose des spectacles adaptés au cadre : après sa réouverture par le Poème Harmonique, la voûte baroque accueille la claveciniste Violaine Cochard pour un récital Rameau, Bach et Scarlatti, coloré et engagé.
Lorsque les premiers sons s’envolent, la lumière du soir traverse encore les vitraux du transept, conférant une chaleur particulière au jaune pâle des murs anciens. Rameau s’y installe en gaîté et enthousiasme : l’articulation des Pièces en ré et mi extraites du deuxième livre (1724) et celles, en sol, du troisième (1728) est précieuse, mais sans affectation. Les Tricotets, danse ancienne, explicite le langage baroque par ses doubles croches dont la longueur volontairement inégale structure le discours et le rend plus intelligible. De Tendres plaintes et leur langueur suscitent des trilles sensuelles, au pétillant Rondeau suit une Égyptienne nonchalante, puis des Soupirs qui, malgré l’ornementation appuyée de la main gauche, déstabilisatrice, laissent entr’apercevoir le rêve d’une douce sérénité. La Poule picore avec bonheur, la tendresse des Triolets parle un langage d’amour et le Rappel des Oiseaux fait sortir du clavecin des gazouillis et pépiements comme s’il était une volière. Rameau habite la soliste. Sa tête sautille et son dos se balance sur le tabouret : Violaine Cochard est une authentique baroqueuse dont l’énergie est l’aliment principal – et elle se transmet aisément au public.
C’est dommage que le baroque allemand semble lui inspirer une liberté moins grande à l’égard de la partition. Les Fantaisies en sol (BWV 917) et ut (BWV 921) paraissent plus mécaniques ; on leur accorde moins de rubato qu’à Rameau, et même la posture de la musicienne change : à la danse sur place cède une tension plus importante, toutefois sans crispation. Mais c’est elle aussi qui permet à un discret swing de s’introduire dans la Toccata en ré mineur (BWV 913), comme pour se moquer un peu de l’intensité dramatique qui la caractérise. Auparavant, l’Adagio en ré mineur (extrait de la sonate BWV 964) a laissé éclore l’un des moments les plus recueillis de cette soirée très agréablement et doucement méditative.
Né la même année que le maître de Leipzig (et donc comme lui de deux ans le cadet de Rameau), Scarlatti, par son truchement Violaine Cochard, donne a entendre une belle palette d’atmosphères. Les accords de la K 132, égrenés en arpèges, sont cabotins, certains de ces accords déconcertent assurément : est-ce encore du baroque ou déjà du jazz ? Pêchue, la K 193 élance ses arabesques, la K 206 est une petite boîte à musique sous les doigts de la soliste, qui, dans la K 212, se montre rockeuse du clavecin, martelant en gaîté les doubles croches. La dernière note est placée comme on retire fièrement une épée, une fois qu’elle a touché. La K 208 est jazzy, la K 145 coquette, lorsque la main gauche fait des sauts d’une note par-dessus son homologue : on chatouille le clavier comme on chatouille un enfant.
Les bis font onduler la musicienne comme une serpente, les sonorités chaudes qui s’y font entendre viennent clore un beau récital. Les prises de risque y ont été réelles, mais on ne peut que confirmer Violaine Cochard dans son choix : les couleurs que le clavecin peint, les langages qu’il parle, sinon chante avec elle sont riches.
Avons-nous eu la grâce d’un placement proche de la scène ? Même au troisième rang, il faut prêter l’oreille attentivement – qu’en est-il plus loin dans cet auditorium conçu pour la musique à plutôt faible résonance ? La sphère lumineuse de 7 mètres de diamètre est une prouesse technique, à ce qu’il paraît, ayant pour tâche d’éviter de trop importants effets de réverbération. Mais est-elle utile ou paradoxalement néfaste pour ce type de spectacle ? Le miroitement authentiquement baroque qu’il opère sur ce beau lieu par ses reflets aurait certainement plu à la génération 1685, comme le pétillant ruissellement ou le doux flux des notes émanant du clavier inspiré de Violaine Cochard.