On ne peut apprécier les événements proposés par l’Operafest de Lisbonne selon les critères habituellement sollicités par le critique musical, tant les conditions dans lesquelles sont montés les spectacles sont particulières et propres au lieu : l’événement a lieu dans le charmant jardin du Musée National d’Art Ancien, étroit en largeur, mais assez long. Impossible, donc, d’y installer un orchestre important, ni une scène aux vastes proportions qui permettrait de monter d’importants décors et d’en changer au fil des actes. Enfin, il n’y a ni toit, ni murs (pas de mur de fond de scène notamment, qui permettrait de renvoyer les voix)… Ces diverses contraintes nécessitent donc certains aménagements ou astuces. L’aménagement le plus dommageable est sans doute la sonorisation, certes indispensable mais trop forte ce soir, et qui place nécessairement tous les chanteurs (et tous les instruments) sur un même plan, qu’ils soient présents face au public ou qu’ils interviennent en coulisse, et quelle que soit la position qu’ils occupent sur scène…
Impossible, dans l’espace étroit octroyé aux musiciens, de placer l’orchestre complet requis par la partition. Celui de Butterfly, l’un des plus beaux de l’œuvre puccinien, est à ce point riche – et familier aux oreilles du mélomane – qu’on redoutait un peu le rendu sonore de l’« arrangement orchestral » concocté par Francisco Lima da Silva. Or c’est plutôt une bonne surprise : la poésie, l’exotisme de l’œuvre sont bien respectés, de même que les ambiances très contrastées des différentes scènes. Seuls les moments paroxystiques souffrent d’un déficit de puissance : la scène finale, mais aussi et surtout celle où Butterfly révèle à Sharpless l’existence de son fils, acmé et véritable point de bascule du drame.
Si l’impression laissée par la partie orchestrale est globalement positive, le mérite en revient aussi au chef Jan Wierzba, dont la direction est aussi précise que passionnée, et aux instrumentistes de l’Ensemble MPMP : la sonorisation fait toujours craindre la mise en lumière d’une défaillance de tel ou tel pupitre, or il n’y en eut aucune en cette soirée du 27 août, chaque instrumentiste (de même que les membres du Nova Era Vocal Ensemble) ayant fait preuve d’une implication et d’une application de tous les instants. La distribution se montre globalement satisfaisante, jusque dans les petits rôles. Diogo Oliveira est un Yamadori fort convaincant, vocalement et scéniquement ; il l’est un peu moins en bonze, personnage pour lequel on attend une incarnation plus effrayante… Christian Luján semble le seul interprète à avoir « composé » avec la sonorisation : il profite de l’amplification pour chanter presque tout son rôle à mi-voix, sans jamais forcer ses moyens, ce qui nous vaut une incarnation fort touchante du consul américain.
Ana Ferro (Suzuki) dispose d’un fort beau timbre de mezzo, velouté, dense, émouvant, auquel on ne reprochera qu’une certaine tension dans le haut de la tessiture (« Piangerà tanto tanto ! »). On sait gré à la chanteuse, par ailleurs, de sa volonté de faire vivre le personnage scéniquement, sobrement mais efficacement. Le Norvégien Mads Wighus campe un Pinkerton plus faible et pitoyable que vrai salaud : il semble finalement dépassé par la tragédie qu’il a provoquée, son repentir final paraît on ne peut plus sincère. Cette caractérisation du personnage s’accommode bien d’une certaine mollesse dans l’accent, même si, dans les quelques scènes dramatiques requises par le rôle (par exemple lorsque Pinkerton chasse le bonze), un surcroit d’autorité serait le bienvenu. La prestation est cependant convaincante, avec notamment un « Addio, fiorito asil » bien maîtrisé.
Reste l’héroïne, incarnée ce soir par la directrice du festival en personne : Catarina Molder. Le timbre de la soprano portugaise, corsé, puissant, s’accommode mieux des élans dramatiques puis tragiques des deux derniers actes que des premières interventions de la timide Cio-Cio-San – même si la chanteuse est capable de subtils allègements du timbre dans l’aigu, comme lors de l’entrée de l’héroïne accompagnée de ses amies (« Quanto cielo, quanto mar ! »), ou dans le difficile « Tu sei con Dio ed io col il mio dolor ». Dramatiquement, l’actrice fait preuve d’un engagement total, et son incarnation est longuement applaudie lors des saluts.
Avec pour seul décor deux murs de bambous (et le Tage, judicieusement sollicité lorsqu’il est fait allusion au port), Olga Roriz signe une mise en scène sobre, prenant appui sur quelques accessoires, les costumes, les effets de lumières et surtout le jeu des acteurs. Notons deux beaux moments : l’idée de suicide qui semble se fait jour dans l’esprit de Butterfly lorsqu’elle saisit un poignard pour chasser Goro ; et surtout la scène finale : alors que Pinkerton l’appelle, Butterfly parvient, au prix d’un suprême effort, à se relever et offre à un Pinkerton repenti – et semblant croire que tout est encore possible – une dernière étreinte, avant de s’effondrer, morte… Un beau spectacle, accueilli avec enthousiasme par un public nombreux.
Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Operafest de Lisbonne.