Le premier intérêt de cette production de Don Carlos, déjà présentée à deux reprises à l’Opéra Bastille, réside avant tout dans le choix de la version musicale qui permet d’entendre les pages coupées par Verdi avant la première. Si l’on est en droit de préférer d’autres versions des duos Carlos/Rodrigue ou Rodrigue/Philippe, il est bien sûr passionnant d’entendre, en contexte, ces pages si rarement offertes au public.

Seconde raison de se réjouir : la présence, au pupitre, de Simone Young, trop peu souvent invitée en France, et qui confirme ici ses excellentes qualités de cheffe de théâtre. Sa direction est à l’image de sa gestuelle : précise, expressive, élégante. Sans jamais perdre de vue la progression du drame, Simone Young est constamment soucieuse de peindre des atmosphères idoines et évocatrices, de la nonchalance des dames de la cour lors du second tableau de l’acte II au hiératisme glacé et désespéré des premières mesures ouvrant le cinquième acte, en passant par le recueillement de l’introduction du monologue de Philippe (superbe intervention d’Aurélien Sabouret qui tire de son violoncelle des accents bouleversants, annonciateurs de la mélancolie noire qui consume le monarque). Refusant tout excès inutile, la cheffe, au contraire, met au jour le grand raffinement de l’orchestration verdienne, notamment lorsque Carlos perd connaissance – rares allusions dans l’œuvre aux crises d’épilepsie auxquelles l’infant d’Espagne était sujet.
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski est désormais bien connue. Trop classique pour les warlikowskiens « extrêmistes », trop novatrice pour les tenants d’une immuable tradition, elle respecte grosso modo les situations dramatiques et la linéarité du livret, si ce n’est au premier acte qui propose un très sage « retour en arrière »… Si certains tics du metteur en scène sont devenus assez irritants parce que vus et revus de trop nombreuses fois (les inévitables lavabos, les cages métalliques, les espaliers de gymnastique, les visages filmés en très gros plans), le spectacle offre quelques beaux moments, dramatiquement forts, telle la scène de l’autodafé où le couple royal se déchire en privé tandis que la cérémonie officielle se prépare, ou l’introduction de l’acte IV, qui donne à voir la « trahison » d’Eboli vis-à-vis de la reine.
Le public fêtera tous les interprètes vocaux, sans exception. Charles Castronovo, timbre aux couleurs sombres, parfois presque barytonnantes, n’a peut-être pas la vaillance vocale de certains de ses confrères, mais doit-on le lui reprocher dans ce rôle, si peu héroïque ? Il privilégie au contraire le côté mélancolique, voire fragile de Carlos, ce qui sied parfaitement à ce personnage si tourmenté. À mettre également au crédit de l’interprète une physionomie très expressive, notamment dans les images filmées, et un jeu d’acteur fort convaincant.
Marina Rebeka possède une voix aux couleurs plus dramatiques que certaines autres titulaires du rôle d’Elisabeth, ce qui donne un relief appréciable à ce personnage un peu statique et comme tétanisé par le « devoir » que la cour et les convenances lui imposent, et n’empêche nullement la chanteuse de délivrer de beaux aigus filés dans le chant legato de son air du II. Le rôle d’Eboli échoit à Ekaterina Gubanova, dont la prestation progresse au cours de la soirée. L’acte II la trouve en effet un peu courte de projection, et les vocalises de l’air du voile souffrent de quelques imprécisions. Mais sa confrontation avec la reine (acte IV) est dramatiquement très juste et débouche sur un « Ô don fatal » de fort belle tenue, justement applaudi.
Les rôles de « géants brisés », tout à la fois brutaux et fragiles, trouvent décidément en Christian Van Horn (qui chantait sur cette même scène en mai 2024 un beau Don Quichotte), un interprète à leur mesure : le baryton-basse américain rend compte dans son chant et son jeu des multiples facettes de ce personnages complexe qu'est Philippe II, et délivre un « Elle ne m’aime pas » de haute tenue, avec une remarquable maîtrise du souffle.
Une maîtrise que l’on retrouve dans le Posa d’Andrzej Filończyk, promu marquis après avoir été simple député flamand en 2017. Si la projection vocale souffre parfois d’une certaine retenue, et si le timbre est quelque peu impersonnel, l’investissement dans la caractérisation du personnage est indéniable et vaut au chanteur un joli succès personnel.
À relever également, les belles interventions de Sava Vemić et Alexander Tsymbalyuk, ténébreux à souhait dans les rôles du Moine et du Grand Inquisiteur. Des rôles secondaires, tous fort bien tenus, se distinguent le Thibault de Marine Chagnon pour la clarté de son chant, et l’excellent Comte de Lerme de Manase Latu, pour l’excellence de son français – une qualité loin d’être partagée par l’ensemble de ses confrères, la prononciation comme la mémorisation du texte ayant ce soir plus d’une fois été prises en défaut…