Trois femmes, trois œuvres pour ouvrir la nouvelle saison du Ballet de l'Opéra de Paris. Présenté comme un programme de création 100% féminine, le triptyque semble davantage trouver sa matrice dans l'exaltation des forces de l'esprit : avec The Last Call, Marion Motin annonce explorer un espace-temps entre la vie et la mort ; Xie Xin infuse son Horizon d'influences taoïstes ; Crystal Pite confirme un penchant panthéiste dans sa reprise du Seasons' Canon. Retour sur un spectacle empli de spiritualité.

<i>The Seasons' Canon</i> &copy; Julien Benhamou / Opéra national de Paris
The Seasons' Canon
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Au répertoire de l’Opéra depuis 2016, The Seasons’ Canon n’a rien perdu de sa puissance originelle. En 35 minutes suspendues, le ballet nous propose un magistral récit des origines. Il y a cette lumière diffuse, cuivrée, en arrière-plan, comme une brume hypnotique évoquant la Genèse. Il y a la force sensible des Quatre Saisons remixées par Max Richter, assénant leur polyphonie onirique. Et ces masses humaines, grégaires, qui disent tous les paradoxes de la vie, sa rudesse et sa beauté, son animalité et sa dimension sacrée.

La première scène, vertigineuse, montre l’humanité comme elle éclôt, avec ses êtres courbés, téléguidés par ces fils invisibles, au mystère irrésolu. Leurs mouvements sont tantôt ondulants, évocateurs de l'état utérin, tantôt saccadés, instinctifs, comme ceux des nouveau-nés. Sorties des ténèbres, ces créatures sont condamnées à survivre, à marcher vers cette lumière magnétique, dans une gestuelle qui se fait allégorie de l’évolution. Les danseurs et les danseuses s'habillent et se meuvent de manière similaire, souvent d'un seul corps.

Loading image...
The Seasons' Canon
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

De ces tableaux holistes, une figure tente parfois d'émerger, de sortir de la fameuse caverne. On remarque alors une silhouette féminine (notamment Éléonore Guérineau), vite rattrapée par cet ensemble organique, animal, que Crystal Pite sait chorégraphier comme personne dans l'histoire de la danse. L'humilité qu'impose notre condition humaine nous revient alors en pleine face. Mais sublimée par une scénographie grandiose, notre espèce parait porteuse de germes de divinité. Tout y est, le propos et l'esthétique, l'intelligence du geste, bien sûr. Quand le rideau tombe, on est sonné, comme si une vérité anthropologique nous avait été révélée.

Judicieusement programmées avant, les deux autres œuvres apparaissent réussies mais bien plus anecdotiques. Venue du hip-hop, Marion Motin signe une pièce hétéroclite. Avec sa cabine téléphonique et ses néons multicolores, The Last Call nous propulse d'emblée dans un univers à la Stranger Things, surfant sur le retour en grâce des années 80. La voix sourde de l'autre côté du combiné, ainsi que la bande-son, rétro-électro, renforcent l'impression d'avoir basculé dans un film fantastique. Puis ces costumes en latex flashy, habillant des silhouettes androgynes, nous mènent sur la piste du psychédélisme des années 70. La danse rythmée, anguleuse, semble parfois sortie du clip Thriller, de Michael Jackson, avec sa horde de zombies venus électriser la tombée de la nuit. Alexandre Boccara et Axel Ibot y incarnent respectivement le jeune homme et la Mort avec conviction. L'ensemble est agréable, on le regarde sans déplaisir, sans qu'on puisse vraiment saisir ce que ces Wilis urbaines viennent apporter au répertoire.

Loading image...
The Last Call
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Quant à Xie Xin, elle déploie avec Horizon un univers abstrait, tout en douceur et en nuances chères à l’épure asiatique. L'œuvre séduit d’abord par son esthétique envoûtante : le jeu vaporeux de ses brumes, la farandole délicate de sa gaze, le mouvement circulaire de ses interprètes, comme en apesanteur. Tout y est fluide, infini, évanescent, contrastant avec le ballet clinquant, presque agressif de Marion Motin. L'écriture chorégraphique parait idéographique, elle se fait onctueuse et symbolique. On ne peut pas enlever à la chorégraphe une prometteuse inclination pour la poésie, qu'on devine influencée par le taoïsme. Elle peut offrir une réflexion sur la légèreté de l'être, la loi de conservation de la matière ou l'unité du cosmos. Mais le tout reste peut-être un peu lisse pour marquer les mémoires, d'autant plus sur la musique un rien aseptisée de Sylvian Wang. Horizon, c’est joli comme un diffuseur d'ambiance, reposant comme une de ces séances de méditation qui ont fait du bien-être une industrie lucrative. On aimerait en voir plus.

Loading image...
Horizon
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

À l'entracte, en déambulant sous les ors du Palais Garnier, on se demande ce que The Last Call et Horizon ont capté de notre époque et s'ils traverseront les siècles en témoins de leur temps, comme Giselle en ces murs. La question ne se pose pas pour The Seasons' Canon, ode universelle et intemporelle au mystère millénaire de la matière et du vivant. Voltaire écrivait : « L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger ». Crystal Pite s'érige là en grande horlogère de la danse contemporaine.

****1