C’est une apparition littéralement fulgurante qu’a faite la pianiste chinoise Yuja Wang samedi à l’Auditorium de Lyon. Son partenaire dans Rachmaninov, l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich, l’a admirablement accompagnée sous la baguette de son nouveau chef Lionel Bringuier. Une soirée d’éclairs et de tonnerre.

Une silhouette en robe verte, frêle en même temps qu’énergique, s’avance sur la scène de l’Auditorium. À peine a-t-on vu saluer profondément Yuja Wang qu’elle est déjà assise sur sa banquette, prête à suivre ses collègues dans l’aventure du Concerto pour piano No.3 de Rachmaninov. Mais avant que la soliste n’entre en jeu elle-même, on est frappé par les belles couleurs de l’orchestre : les premiers violons zurichois ont une richesse particulière de nuances dans les pianissimi. Les premières interventions du piano sont surprenantes. Yuja Wang joue-t-elle ou caresse-t-elle les touches ? La douceur qui se dégage de ses accords trouve un partenaire idéal dans le basson, qui parvient à épouser parfaitement son rubato, avant que ne se déchaînent les grands tourments romantiques dans ce premier mouvement aux mille atmosphères. La subtilité est aussi celle, rythmique, des contrebasses et des violoncelles, tandis que la flûte flotte dans sa beauté comme un lotus au-dessus d’un lac, dont le piano nourrit de ses arpèges la teneur aquatique.

Yuja Wang, maîtresse des notes retenues seulement ? Qu’on ne s’y trompe pas. Grâce à sa tonicité, son tremolo n’est pas moins obstiné, ses coups de colère pas moins intimidants. Une seule petite interrogation surgit l’espace d’une seconde quant à l’interprétation de l’un des rares thèmes héroïques conférés au piano : ne devrait-on pas lui accorder plus de temps, plus de gravité ?

Lionel Bringuier fait ressortir tout le lyrisme des cordes dans le début de l’Intermezzo. On aurait envie de considérer l’entrée du piano comme importune, le jeu de la soliste ne serait-il pas aussi fascinant. Sa technicité est bluffante, comme sa capacité à s’adapter aux atmosphères toujours nouvelles de l’écriture volubile de Rachmaninov. Puis elle est drôle ; quand la main gauche fait des incursions dans la chasse gardée de la droite, c’est en sautillant, avec une coquetterie moqueuse. Les solistes d’orchestre rivalisent avec la soliste : le son du cor et des bassons est plein. Et cela fait longtemps que je n’ai pas entendu un pupitre d’alto de cette qualité ; il y a un étrange principe de vases communicants ici. Alors que les altos ont un son très scintillant et clair, les premiers violons, quant à eux, sont chauds dans leurs graves.

Et voilà qu’arrive déjà la verticalité de l’Attaca subito et du Finale. Les violoncelles chantent dans une profondeur très russe, puis se déclenche une sorte de grand cirque militaire ; le finale proprement dit est tout à fait grandiose.

C’est le meilleur concerto pour piano de cette saison. On le doit autant à Yuja Wang qu’à la direction cohérente et stabilisatrice du chef : on ne prend pas une seule fois la Tonhalle en défaut de synchronisation avec la soliste. Tout en conservant la latitude de son jeu artistique, la pianiste est délicatement orientée par Lionel Bringuier et se soumet volontairement à la discipline collective.

Rachmaninov a fait vibrer la salle comble. Des bravos unanimes éclatent de toutes parts ; la sortie de la soliste, malgré toute sa modestie, est une marche triomphale, saluant sa virtuosité, son lyrisme, son dynamisme. La voyant jouer, on se dit que la chose la plus difficile pour elle ce soir, c’est de ne pas se casser une jambe en traversant la scène lors des saluts répétés qu’elle a à faire dans son étroite robe chinoise vert éclair et ses talons aiguilles de bien quinze centimètres de haut (au quatrième rappel, elle renonce à sortir complètement, ne souhaitant pas se risquer une fois de plus sur la pente un peu dangereuse qui la sépare des coulisses). La luminosité de cet éclair est dangereux, et les pianistes jazz n’ont qu’à bien se tenir : le délicieux Tea for two servi par Yuja Wang dans le deuxième bis laisse subodorer des envies et des compétences qui font espérer de sérieuses incursions prochaines dans ce répertoire.

Il devient difficile de rassembler à nouveau les auditeurs après la pause : une bonne partie est allée faire signer ses disques, la rencontre personnelle avec la soliste semble devenir plus urgente que la reprise du concert. Pourtant l’Orchestre de la Tonhalle a encore des choses à offrir. Si la première partie du concert était dévolue aux couleurs, aux nuances, c’est la festivité et le rythme qui l’emportent maintenant, dans Stravinski, dont on entend frétiller l’Oiseau de feu. Mis à part un petit manque de repères dans le démarrage de la Valse de Ravel, on se régale. La prise de fonction de Lionel Bringuier est visiblement synonyme du plaisir de jouer, cela se voit et cela s’entend, jusque dans les petites fantaisies très viennoises de cet hommage à Johann Strauss ou dans la Farandole de l’Arlésienne, donnée en bis.

Le premier concert en France du nouveau chef de la Tonhalle est un triomphe et maintenant, c’est le public qui fait le tonnerre. Si on n’était pas aussi bien assis, les yeux fermés, on se croirait sur les tribunes d’un OL victorieux.

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