Après deux derniers enregistrements spectaculaires consacrés aux Études d’exécution transcendante de Liszt et aux Études de Chopin, on pourrait croire que Yunchan Lim est l’incarnation du jeune virtuose fougueux qui cherche à en mettre plein la vue, d'autant plus quand le pianiste s'apprête à s'attaquer au monument des Variations Goldberg avant même Glenn Gould au même âge. Dès l'entrée en scène empressée du musicien, on comprend cependant que son état d’esprit est loin de ce stéréotype. Comme pour ne pas se laisser aller et perdre sa concentration, il se débarrasse du rituel du salut du public d’un geste presque mécanique pour se consacrer à ce qui l’intéresse : le piano.

Yunchan Lim à la Philharmonie de Paris © Ondine Bertrand / Cheeese
Yunchan Lim à la Philharmonie de Paris
© Ondine Bertrand / Cheeese

En prélude aux Goldberg, l’artiste propose une œuvre de son compatriote coréen Hanurij Lee composée spécialement à son attention. …round and velvet-smooth blend… est une courte pièce contemplative qui a toute sa place ici. Elle permet d’apprécier immédiatement les qualités digitales du pianiste, étageant une multitude de plans sonores dans un kaléidoscope feutré captivant. D’une pierre deux coups, elle calme le public dissipé de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie en lui imposant une écoute attentive. Quel dommage : après ces cinq minutes de mise en condition de l’oreille désormais purifiée de tout superflu, le pianiste se lève et quitte la scène, brisant l’atmosphère pleine de mystère qu'il venait d'installer. L’enchaînement immédiat avec les Variations, ou du moins sans le rituel des applaudissements, aurait été une franche réussite.

Une aria liminaire toute entière tournée vers le chant happe bien vite l’auditeur de nouveau. Comme pour la courte pièce introductive, la maîtrise de la structure du numéro et sa restitution impressionnent. Constante de l’interprétation, Yunchan Lim joue toutes les reprises sans que jamais elles ne sonnent comme une simple redite de ce qui vient d’être entendu. Au contraire, on se délecte à chaque fois d'une progression mûrement réfléchie que vient renforcer un renouvellement continu de l’ornementation, du toucher et de l’utilisation de la pédale, bien que fort justement toujours sobre.

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Yunchan Lim à la Philharmonie de Paris
© Ondine Bertrand / Cheeese

À nouveau, la technique du musicien fait pâlir d’envie le pianiste amateur qui contemple des moyens exceptionnels. Les variations où les mains se chevauchent restent toujours d’une clarté irréprochable, même dans des nuances parfois très piano. Quelques choix soulèvent des questionnements, comme cet accent quasi systématique au début des variations rapides, comme pour se donner de l’élan, ou certains contretemps appuyés intentionnellement presque aléatoirement. Le fait est qu'on ne s'irrite jamais de ces curiosités étonnantes au sein de ce qui devient une suite de danses à la manière d’une partita format XXL.

Si chaque numéro est ainsi une miniature ciselée, on a cependant plus de mal à entendre une unité globale qui les rassemblerait tous au sein d’une même œuvre, ce qui est problématique pour un thème et variations, a fortiori pour le sommet du genre que sont les Goldberg. Lorsqu’il propose une pièce à base d’attaques incisives (quoique jamais agressives) avec une ornementation fournie, Yunchan Lim transforme le piano en clavecin à tel point qu’on croit entendre du Couperin ou du Rameau, parfois du Scarlatti lorsque les gammes s’enchaînent. Le pianiste coréen est capable de les juxtaposer avec des numéros exploitant davantage le piano lui-même, avec une digitalité plus malléable et souple, pouvant aller jusqu’à certains passages alla Rachmaninov, très grand piano avec une dramaturgie frôlant le romantisme excessif.

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Yunchan Lim à la Philharmonie de Paris
© Ondine Bertrand / Cheeese

La gestion de l’enchaînement des pièces pose également question. En plus de la pause centrale entre la quinzième et la seizième variation qui marque la bascule dans la deuxième partie de l’œuvre, l’artiste s’arrête parfois entre deux numéros sans logique apparente, prenant l’auditeur par surprise et cassant un flux pourtant bien pensé entre silences raisonnables et enchaînements immédiats. Il faut dire que Yunchan Lim semble avoir très chaud dans un costume noir peu aéré : les césures plus longues lui permettent de souffler… réveillant au passage les accès de toux de bon nombre de spectateurs. Ces interruptions aléatoires participent au sentiment d’absence de structure générale.

Alors que les reprises de l’aria qui clôture l’œuvre ont disparu, créant un déséquilibre déconcertant qui achève de confirmer cette impression, le choix du bis donné au public révèle bien que Yunchan Lim peut encore progresser en ce qui concerne la cohérence de long terme, tant au sein des œuvres que pour la construction d’un récital. Le Sonnet de Pétrarque 104 de Liszt lui permet certes de nous étourdir de virtuosité passionnée, mais celle-ci semble complètement déplacée après une œuvre qui, si tant est qu’elle appelle un bis, invite à davantage de recueillement. On reviendra, pour constater cette évolution et se griser de technique pianistique.

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