Non loin du Pirée se dresse le Centre Culturel de la Fondation Stavros Niarchos, plus grand projet ultramoderne culturel et éducatif grec réalisé entre 2012 et 2016 par l’architecte Renzo Piano. Ce complexe accueille notamment la Bibliothèque nationale et... l'Opéra national de Grèce (Εθνική Λυρική Σκηνή – Ethniki Lyriki Skini en version originale). L'institution lyrique athénienne a rapidement pris une place importante parmi les scènes opératiques européennes : en ouverture de sa saison 2025-26, c'est une coproduction avec l’Osterfestspiele de Salzbourg et le Royal Opera House de Londres qui est proposée aux lyricomanes avec La Gioconda d’Amilcare Ponchielli. Adaptation d’une pièce de Victor Hugo (Angelo, tyran de Padoue), l'œuvre présente une chanteuse prise dans un triangle amoureux et des hiérarchies socio-politiques qui la conduisent à se sacrifier en faveur de l’homme qu’elle aime. La représentation s’annonçait relativement traditionnelle, mais c’était compter sans les libertés prises par Oliver Mears par rapport au livret, le tout dans une volonté d’actualisation.
Partons d’abord de cette idée de relecture, car il s’agit d’un point majeur. Mis bout à bout, transitions instrumentales et ballets racontent en creux l’histoire traumatique de la Gioconda (absente du livret original), qui connaît Barnaba depuis sa plus tendre enfance ; celui-ci lui offre une barbe à papa, avant de mieux la violer dès l’ouverture, l’assignant à une robe scintillante, objet du désir de tous les hommes que la chanteuse apprend à mieux détester. Passée par le médecin, le psychiatre, les médicaments et les électrochocs, poursuivie par la figure de Barnaba qu’Olivier Mears fait apparaître à l’héroïne sous les traits de nombreux personnages comme pour mieux incarner son cauchemar la poursuivant, elle finit par poignarder à mort le démon et renoncer à se suicider.
Cette relecture convaincante prend place dans des décors (Philipp Fürhofer) simples mais efficaces : ponton de bois, arches et murs gris gothico-renaissants et place pavée évoquent sans difficulté Venise et la place Saint-Marc. Les costumes (Annemarie Woods) donnent une dimension plus intemporelle en mélangeant des costumes du début XXe siècle et des casquettes touristiques. Les lumières (Fabiana Piccioli) sont aussi classiques, mettant intelligemment en avant l’intérieur d’une église pour souligner les prières ou pour faire apparaître progressivement les protagonistes.

Le plateau vocal est très homogène, bien soutenu par un orchestre invisible en fosse mais renforcé par l’acoustique heureuse de ce lieu dédié à l’opéra, le tout sous la baguette d’un Fabrizio Ventura énergique. Le rendu est très puissant, mais plus ou moins réussi d’un personnage à l’autre au regard de l’action. Côté féminin, on assiste à un sans-faute. Dans le rôle-titre, Anna Pirozzi double sa performance vocale d’une performance scénique, la grande palette de nuances mobilisées coïncidant à propos aux différentes situations d’énonciation : tendresse envers sa mère, affection pour Enzo, puis colère, le dégoût étant réservé à Barnaba. Alisa Kolosova (Laura) est aussi extrêmement solide, même dans des positions parfois peu confortables, le duo féminin étant parfois tellement proche qu’on pourrait confondre leurs voix. Enfin, Anita Rachvelishvili (La Cieca) ravit le public, en particulier dans son registre grave, très impressionnant et cuivré.
Du côté des messieurs, le bilan est plus contrasté. Francesco Pio Galasso (Enzo) fait résonner sa voix de ténor sur le même niveau sonore mais manque de dynamisme sur une grande partie de la représentation, ne prenant véritablement ses aises que sur ses dernières interventions où il remercie la Gioconda pour son aide. À l’inverse, Tassos Apostolou (Alvise) fait une entrée marquante sur scène avec une voix posée et autoritaire, caractérisant bien son personnage. Il perd quelque peu de sa superbe en deuxième partie de soirée, alors qu’on aurait pu penser que ses envies de féminicide et de banquet sordide l’auraient conduit vers davantage de folie. Omniprésent sur scène pour espionner en sus de ses interventions, Dimitri Platanias (Barnaba) constitue un bon pendant vocal et scénique de la Gioconda, même si son articulation n’est pas toujours heureuse.
Terminons sur l’élément le plus représentatif mais aussi le plus touchant de cette proposition : le ballet. La chorégraphie de Lucy Burge suit pleinement l’idée de relecture de la mise en scène. Ainsi, la « Danse des heures » se transforme en flashback de l’enfance heureuse puis horrible de l’héroïne, avec trois danseuses représentant la Gioconda à différentes époques de sa vie. Sans abandonner l’ambition technique, la danse devient ainsi une narration émouvante et intelligible pour tous, pleinement intégrée à l'opéra.

