On s'est laissé envoûter, hier soir, par cette nouvelle production du chef-d’œuvre de Piotr Illitch Tchaïkovsky, qui nous a fait redécouvrir le côté sombre et obsessionnel d'une œuvre que l'on n'imaginait pas aussi pessimiste. À l'origine le livret de Modeste Tchaïkovsky, frère du compositeur, reprenait à son compte la nouvelle éponyme de Pouchkine, mais en y ajoutant une dose de pittoresque qui sacrifiait au goût de l'époque et à la volonté de Piotr Illitch d'en faire un opéra « à la française », alternant scènes individuelles et collectives. Grâce aux décors parfois très dépouillés de Michael Levine et à des coupes stratégiques réalisées au sein du livret originel, la mise en scène de Robert Carsen allait plutôt se focaliser sur la folie d'Hermann et sur sa fascination pour l'argent, de manière à faire ressortir la dimension résolument moderne de l'ouvrage.
Fort de sa connaissance intime du répertoire russe, Marko Letonja dirige l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, ainsi qu'un plateau vocal des plus alléchants où se côtoient dans une belle diversité artistes polonais, russes, et ukrainiens.
Le premier acte nous transporte dans l'intérieur feutré d'une salle de jeu aux murs capitonnés de vert. Dans ce petit monde clos sur lui-même, lieu de plaisir d'une jeunesse nantie, l'ambiance est à la frivolité. Affublé d'un long manteau de vagabond, déambulant l'air hagard entre les tables, le personnage d'Hermann joué par le ténor ukrainien Misha Didyk attire bientôt l'attention. D'une voix rauque aux inflexions tourmentées, loin de toute badinerie mondaine, il déclare alors sa flamme pour la jeune Lisa dans un élan de romantisme où l'on devine sa folie future. Par un habile jeu de lumière et d'ombres portées, la mise en scène confère aux décors une teinte irréelle, presque angoissante, qui cherche à traduire visuellement l'intériorité trouble du héros. Les autres protagonistes font ensuite leur entrée : le prince Eletski d'abord, rival de Hermann campé par Tassis Christoyannis, suivi de près par la Comtesse et sa petite-fille Lisa, jouées respectivement par Malgorzata Walewska et Tatiana Monogarova.
Alors que Lisa représente la jeunesse dans ce qu'elle a de plus pur et de plus naïf, le personnage de la Comtesse, plus énigmatique, symbolise l'ordre ancien avec dans la démarche une sorte de grandeur déchue. La voix de Malgorzata Walewska, tour à tour incisive envers ses suivantes et mélancolique à l'évocation du passé, rend la prestation de la mezzo-soprano extrêmement attachante, surtout au moment de son air en français : « Je crains de lui parler la nuit... », que les cordes de l'OPS accompagnent en un parfait unisson. Fasciné par l'aura de mystère qui entoure la vie de la Comtesse, Hermann n'aura désormais plus qu'une seule obsession : lui arracher le secret des « trois cartes », dont la combinaison lui permettrait à coup sûr de gagner des millions.
La mise en scène des tableaux suivants tend par son minimalisme à isoler les protagonistes et à les mettre face à leur destin. Par exemple lorsque Lisa nous confie sa tristesse de devoir épouser le prince qu'elle n'aime pas, le vide laissé par le déménagement de la salle de jeu a quelque chose de délicieusement oppressant, surtout lorsque le mur immense du fond, avec sa couleur verdâtre et ses motifs psychédéliques, coulisse lentement vers l'avant-scène. À partir de là, l'intrusion du surnaturel dans l'opéra s'effectue dans une parfaite continuité logique qui finit par nous faire hésiter quant à la « réalité » des évènements perçus. On se prend alors à imaginer Hermann en Jack Nicholson, conversant avec les fantômes du Shining de Stanley Kubrick.
Pourtant il ne faudrait pas croire que la musique de Tchaïkovsky soit constamment dramatique et funèbre, au contraire : la présence chaleureuse du chœur de l'OnR au cours de scènes de détente offre un beau contrepoint au déroulement funeste de l'intrigue, et l'on retiendra aussi le lyrisme et l'originalité des orchestrations au moment de certains arias : celui de prince Eletski déclarant son amour à Lisa par exemple, que Tassis Christoyannis chante avec douceur et sincérité. La direction de Marko Letonja, très pointilleuse, permet à cette musique ondoyante, riche en caractères opposés, d'épouser chaque variation du sentiment qu'elle exprime ; on regrettera néanmoins que la voix de Misha Didyk en Hermann ne soit pas plus subtile dans la nuance piano, ce qui aurait peut-être permis au personnage de conserver dans sa folie une touchante fragilité.