Se rendre au Festival Présences à la Maison de la Radio, c’est toujours s’immerger dans un moment d’ébullition. Entre les œuvres de l’artiste mis à l’honneur et la multitude de créations qui pavent ces six jours, attente et curiosité échauffent les esprits et animent les discussions. Pour cette 35e édition, le festival tire le portrait de la compositrice autrichienne Olga Neuwirth. Qu’il s’agisse d’opéra, de musique pour ensemble ou pour orchestre, de musique électronique ou de musique de chambre, Neuwirth façonne les citations musicales du passé, elle les teinte d’ironie et donne à entendre un langage puissant et théâtral.

Les liens tissés avec les autres arts renforcent son message sociétal, qui s’épanouit clairement dans Eleanor, interprété jeudi soir lors du concert de l'Ensemble Modern. Neuwirth y rend à la fois hommage aux jazzwomen avec une partie tenue par une chanteuse de blues (Della Miles) et à Martin Luther King dont on entend, parfois seul, parfois en surimpression des instruments, l’enregistrement des discours. Au groove décadent porté par la batterie s’adjoint du scratching, une fanfare désabusée et une guitare versatile entre traits virtuoses, clusters et sirènes. Neuwirth travaille la tension en créant des enchevêtrements discordants de courts motifs où chaque instrument cherche à prendre l’ascendant tandis que la chanteuse, imperturbable, trace sa route au milieu du chaos.
Le jazz trouve aussi sa place dans …miramondo multiplo…, le concerto pour trompette de la compositrice (elle-même formée à cet instrument) donné en clôture du festival dimanche par l’Orchestre Philharmonique de Radio France et Matthias Pintscher. Au travers des cinq mouvements, le magistral David Guerrier passe de la trompette piccolo à la trompette en ut, tout en maniant avec autant de subtilité les sourdines convoquées et les diverses citations stylistiques : Miles Davis, Mahler, Sondheim et Haendel. Sous la direction équilibrée de Matthias Pintscher, l’orchestre révèle un « Lascia la spina » délicieusement dissonant. Avec Neuwirth, les citations ne sont jamais de simples citations car elle propose toujours une appropriation qui déplace les attentes. Sa maîtrise des alliages d’instruments et son orchestration inventive semblent ne pas avoir de limites, ce dont témoignent toutes les œuvres, créations ou reprises, entendues lors de ce festival.
La suite Orlando’s World (tiré de l’opéra Orlando) aura fasciné le mardi soir lors du concert d’ouverture. L’entrelacement du clavecin, de la guitare électrique légèrement désaccordée et leur tuilage avec les trombones bouchés au milieu d’un orchestre volubile crée des atmosphères hallucinées et euphoriques. Un humour grinçant jusque dans la partie de mezzo-soprano (Virpi Räisänen) pose un regard critique sur la norme, Orlando étant un personnage transgenre.
Comme chaque année, en plus du focus sur un compositeur ou une compositrice, le Festival Présences passe de nombreuses commandes et donne l’occasion d’entendre des créations aux esthétiques variées. À l’image de l’engagement de Neuwirth dans Eleanor, la compositrice Margareta Ferek-Petrić programmée le même soir envisage son Allmachtsfantasie (« Fantaisie de toute-puissance ») comme un espace critique, qui s’attaque ici au narcissisme par l’entremise de l’Ensemble Modern et de Franck Ollu. Au milieu de bruits de feuilles de papier froissées encadrées de phases chaotiques, les musiciens éclatent de rire dans le Studio 104, profèrent des paroles diffuses et respirent « comme des asthmatiques ». Si l’écriture bruiteuse en permanent fourmillement retient l’attention, le solo de trompette façon jazz paraît hors de propos. Dans le maniement du théâtre musical, Aventures et Nouvelles Aventures de Ligeti allaient déjà plus loin. Pour autant, l’effet des rires après la déclamation de « Let a girl dream » glace le sang.
Le chaos du monde s’inscrit en filigrane de ces œuvres mais il s’illustre encore plus fortement dans Mana de Christophe Bertrand et Brutal d’Aquiles Lázaro, donnés respectivement le mardi et le jeudi soir. Des sonorités agressives caractérisent ces deux pièces. Quand Mana ne refuse aucun registre du spectre ou contraste saisissant, Brutal s’étend en un long processus polarisé sur trois notes de la tessiture aiguë. Cet état d’esprit radical finit par ternir l’idée du titre. Un son brutal ne peut être entretenu dans la longueur, or toutes les attaques sont lissées par le halo de l’ensemble. Finalement, les musiciens de l’Ensemble Modern abandonnent leur instrument pour frapper des triangles, une idée compositionnelle quelque peu légère qui ne présente d'intérêt ni sonore ni symbolique. D’autant plus quand ce concert au 104 s’achève par une Eleanor survoltée.
En revanche, Mana, œuvre d’ouverture du Festival Présences, porte l’énergie à son paroxysme et produit une expérience d’écoute sans arrêt renouvelée par des nuances extrêmes, des mouvements chromatiques ascendants et descendants à l’image d’un arpégiateur, des ostinatos rythmiques interrompus par de sonores appels de cuivres. À la manœuvre, l’orchestre des étudiants du CNSM de Paris sous la direction de Pascal Rophé montre un engagement sans faille qui apporte profondeur et contraste à cette œuvre galvanisante.
On déplorera en revanche que le chef Franck Ollu n’ait pas mis la même volonté dans Prosthesis de Sasha J. Blondeau (et dans toutes les œuvres du concert qu’il aura dirigé jeudi). Impassible, il n’interagit pas sur l’équilibre et ne propose aucune vision construite, ne s’attachant qu’à la métrique et aux départs des musiciens de l’Ensemble Modern. Malgré cela, Blondeau plonge l’auditeur dans une nébuleuse mouvante où le piano, initiateur des idées musicales, est prolongé par les timbres bruiteux du hautbois, du violoncelle et des percussions comme autant de prothèses. Tous les micro-événements se mêlent de façon naturelle grâce à un travail de résonance des sons au sein d’une matière qui respire. Immersion totale pour un des temps forts de cette édition 2025.