Nul n’est prophète en son pays. À l'Opéra de Lausanne, Marc Leroy-Calatayud réussit pourtant à faire mentir l’adage. Ce jeune chef vaudois, passé assistant aux côtés de Marc Minkowski à Bordeaux, jusqu’en 2023 chef associé de l’Orchestre de Chambre de Genève, dirige ici le Sinfonietta de Lausanne dans Fortunio d’André Messager avec une maestria tout à fait prometteuse. On sent chez lui un amour pour le genre lyrique. Et celui-ci le lui rend bien, tant il réussi à faire théâtre et musique de cette œuvre tout en demi-caractère, d’un syncrétisme musical à la française, dans un répertoire spécifique qu’est celui de l’opéra-comique, avec ses œuvres pétries de bienséance familiale où toute morale, en surface, peut se résumer à une remise à l’ordre de la gent féminine dans des affaires de bonnes mœurs…

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Fortunio à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

Car Fortunio, d’après Le Chandelier de Musset, c’est l’histoire d’une femme de notaire, Jacqueline, qui se sert de l’amour d’un jeune homme pour elle, Fortunio, comme alibi – c’est-à-dire qu’il « tient la chandelle », l’expression vient de là – à l’amant de madame, le capitaine Clavaroche, et ainsi détourne les soupçons de monsieur le mari, Maître André. Et contre toute attente, Madame s’éprendra du jeune homme pour que le chandelier finalement… change de main.

Pour sortir des ornières fleur bleue et relativement mièvres de l'ouvrage, Marc Leroy-Calatayud fait donc le pari d’une lecture extrêmement dynamique, vive et pulsée de la partition de Messager, dans un sens aigu du babillage et du badinage amoureux, rendant par là même hommage à Musset et au théâtre dont est issu l’ouvrage. Le chef sait reconvoquer par moments l’ombre du contemporain Falstaff de Verdi dans les pirouettes et rebonds à l’orchestre comme à la fin de l’acte I, de Massenet dans le mélisme des adieux à « la vieille maison grise », voire d’un Rameau par les jeux de timbres, et nous offre une version toute légère de la mélodie continue wagnérienne où l’action ne cesse jamais.

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Fortunio à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

L’intention est donnée à chaque lever de rideau où, dès l’accord introductif du flot mélodique, tout est dit sans s’appesantir, tout est suggéré sans être trop expliqué, tout est passionnel sans être grave, puissant sans être profond. C’est une musique qui court et se hâte sans cesse. C’est un genre, un style, une philosophie d’être là au monde, pour des personnages au cœur trop plein dans un monde bien vide : « tout le monde est trop bon », dira Fortunio à l’acte IV, là aussi, entre sincérité mélancolique et ironie sur soi. L’orchestre se fait aussi élégiaque au besoin, jouant des timbres comme des couleurs sur la palette avant le tableau, par tâtonnements, à la recherche de la bonne teinte. Ici des aplats de flûtes ou de clarinettes, là des épanchements aux cors.

Le travail est aussi saisissant au plateau où l’on ne perd pas un mot. Voici un spectacle que l’on peut entièrement écouter et regarder en faisant fi des surtitres. La distribution vocale est comme l’apanage d’un chant français, alchimie légère entre mélodie et parler. Dans cet équilibre, Pierre Derhet est simplement parfait, avec sa belle ligne de chant et sa composition d’un Fortunio distrait et naïf, où sa voix, par de délicieux mezza voce, autant que son amour, semblent progressivement le consumer. On reste happé par sa longue immobilité après la célèbre chanson de Fortunio. Sandrine Buendia campe une Jacqueline énergique dont le soprano très haut au vibrato serré, émis comme depuis un trou de souris, sonne comme un enregistrement des années 1950 dans la lignée d’une Mady Mesplé ou d’une Renée Doria. Le reste de l’équipe est parfait d’engagement et de composition, comme le Maître André de Marc Barrard, dont les faiblesses dans la ligne vocale participent à la composition de vieux barbon jaloux.

<i>Fortunio</i> à l'Opéra de Lausanne &copy; Carole Parodi / Opéra de Lausanne
Fortunio à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

Comme le précédent Guillaume Tell de Rossini qui a ouvert la première saison du nouveau directeur Claude Cortese, l’œuvre est une première à Lausanne. La production est une reprise de la toute première mise en scène à l’opéra de Denis Podalydès, créée à l’Opéra-Comique en 2009. Classique en tous points, dans des costumes d’époques, au plus près du livret, la mise en scène présente l’avantage d’une direction d’acteurs efficace et soignée. À part cela, à la sortie du spectacle, difficile d'en dire davantage et de se départir du sentiment trop propret et gentillet inhérent à l’œuvre. Il aurait été bienvenu, à l’image des partis pris musicaux, de se saisir – ou grossir – davantage certains enjeux d’une œuvre somme toute très conventionnelle et écrite à partir de nombreux poncifs dramaturgiques.

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