Pour l'ouverture de saison à Strasbourg, Kirill Gerstein avait déjà marqué les esprits dans Rachmaninov en bis. On était cependant loin de penser que, deux semaines plus tard à Bucarest, le pianiste ferait une démonstration plus éclatante encore de son affinité avec le compositeur. Ce vendredi du week-end de clôture du prestigieux George Enescu Festival, le pianiste joue le tube des tubes du compositeur né il y a 150 ans : son Deuxième Concerto, avec l’Orchestre National de France et son directeur musical Cristian Măcelaru – qui est aussi depuis 2021 le directeur artistique du festival roumain.
Le pianiste américain d’origine russe fixe immédiatement son cadre esthétique. Dès les premiers accords joués crescendo dans le fond du clavier, on sait que l’aventure ne sera ni banale ni mièvre. Aventure est le mot qui convient : Kirill Gerstein opère littéralement une redécouverte d’une partition si rebattue qu’on n’en mesure plus les trouvailles mélodiques, la complexité rythmique, l’inventivité des figures secondaires que le pianiste s’autorise à souligner au gré de sa fantaisie. Et pourtant tout tient droit, rien ne s’alanguit ou ne pose.
Le National et Măcelaru sertissent le jeu du soliste dans un écrin à la fois dense, puissant quand il le faut mais toujours transparent. Le mouvement lent est pris comme une ballade, la clarinette de Carlos Ferreira souligne l’éloquente nostalgie du pianiste, rien ne pèse, tout avance. À l’inverse de tant de ses confrères qui se précipitent dans le troisième mouvement, Gerstein continue son chemin tranquille de virtuose qui n’a pas besoin de cogner pour briller, ni de sentimentaliser pour émouvoir. On n’a plus entendu depuis longtemps une exécution en concert aussi réussie de l'œuvre !

La seconde partie est dédiée à celui qui donne son nom au Festival, George Enescu – ou plutôt Georges Enesco comme le compositeur s’était lui-même dénommé. Dès sa nomination à Paris, Cristian Măcelaru s’était étonné de ne jamais voir ce compositeur programmé en France, alors que, selon lui et à juste titre, « Enesco est au moins aussi Français sinon plus que Roumain, par sa culture, son éducation ». Avait alors surgi l’idée de donner à Paris et/ou au Festival de Radio France à Montpellier sa monumentale Troisième Symphonie. C’est finalement à Bucarest que Măcelaru va nous révéler un authentique chef-d’œuvre.
Peut-être aurait-il été difficile à programmer à l’Auditorium de la Maison de la radio, tant l’effectif instrumental et choral est imposant : douze contrebasses et douze violoncelles, vingt premiers et autant de seconds violons, quatorze altos, les bois par quatre, une palanquée de cuivres, deux harpes, sans parler des percussions, piano, célesta, orgue… et chœur mixte ! Le vaste plateau de la Salle du palais de Bucarest (4000 places !) accueille sans problème l’Orchestre National de France au grand complet, renforcé par quelques éléments de l'Orchestre National des Jeunes de Roumanie.
La Troisième Symphonie d’Enesco est une œuvre sombre, composée en Roumanie durant la Première Guerre mondiale. Dans le long premier mouvement, l’auditeur peine à trouver ses repères dans une alternance de traits tour à tour héroïques, contemplatifs, maussades ou éthérés, qui se succèdent sans logique particulière ni construction formelle rigoureuse. L’orchestre sonne bien peu français, plutôt comme du Richard Strauss ou du Schreker, mais Măcelaru ne surcharge jamais, il allège les textures d'un National en très grande forme et s’efforce de donner un semblant de cohérence à ce premier mouvement si distordu.
Le Vivace qui suit est un scherzo sinistre, grinçant qui devient terrifiant lorsque tous les cuivres de l’orchestre se lèvent pour proférer une marche qui glace le sang. Le Lento ma non troppo conclusif ramène la sérénité dans les rangs des musiciens comme du public. Enesco ici reprend ici les codes et les couleurs de ses contemporains français – le Debussy des Nocturnes ou du Martyre, le Ravel de Daphnis, le Schmitt de La Tragédie de Salomé, etc. – en recourant à un chœur placé ici en surplomb de la salle. Chant d’apaisement et d’espérance, ce troisième volet est le plus réussi de cette longue symphonie qui aura donné bien du mal à son auteur, puisqu’il la remaniera à plusieurs reprises jusqu’en 1951 !
Le public fait un triomphe à l’Orchestre National de France, au Chœur de l'Orchestre Philharmonique George Enescu et au maître d’œuvre particulièrement inspiré de cette réussite. Puis c'est la jubilation à l’écoute de la Première Rhapsodie roumaine, le tube universel d'Enesco, et plus encore de l’inévitable bis, Hora staccato de Dinicu, où le violon solo de Sarah Nemtanu retrouve ses racines familiales.
Le voyage de Jean-Pierre a été pris en charge par le George Enescu Festival.