Il règne une animation inhabituelle pour un mardi soir sur l'immense esplanade qui dessert la Halle de la Villette comme la Cité de la Musique et la Philharmonie de Paris. Présage d'une soirée de premières réussie ? Beaucoup de premières en effet ce soir dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie : c'est le premier concert symphonique de la saison – avec une prestigieuse phalange étrangère, le Gewandhausorchester de Leipzig – et c'est surtout la première des Prem's. On s'est fait piéger d'ailleurs en voulant rejoindre sa place au parterre en passant par l'entrée basse : on s'est retrouvé au milieu d'une foule mi-debout mi-assise par terre, sur un plateau débarrassé de tout siège.

On comprend évidemment, sans attendre de lire l'éditorial d'Olivier Mantei, que cette nouvelle série de concerts qui inaugure la saison est une réplique parisienne des célèbres Prom's de Londres. Pour ceux qui n'auraient jamais mis les pieds au Royal Albert Hall, et donc jamais participé à ce festival géant inauguré en 1895 par Henry Wood, tout le parterre de l'immense salle (5000 places) de Kensington est vierge de tout siège et réservé aux spectateurs debout, qui ont ainsi tout loisir de se « promener » pendant le concert. Des places au plus près des interprètes, les places les moins chères, et donc les plus courues.
Ce premier étonnement passé, en vient vite un second, d'ordre acoustique. En habitué de la Philharmonie, on a fini par apprivoiser toutes les caractéristiques sonores d'une salle inaugurée il y a dix ans. Ce soir, dès les premières notes du Cantus in memoriam Benjamin Britten d'Arvo Pärt, œuvre qui pourtant ne convoque que les cordes (et une cloche), on est happé par la générosité, d'autres diront l'excès, du son et de la réverbération. On n'ôte pas impunément quelques dizaines (centaines ?) de sièges au parterre sans profondément déséquilibrer l'acoustique d'une salle. Il nous faudra toute la première partie pour reprendre des repères et distinguer ce qui relève du jeu de l'orchestre et du nouveau cadre acoustique ainsi créé.
Ceci étant dit, n'aurait-on pas pu faire preuve d'un peu d'originalité en choisissant une autre pièce de Pärt que ce Cantus in memoriam Benjamin Britten que les orchestres programment systématiquement pour respecter leur quota d'œuvres contemporaines ? Même si c'est un petit chef-d'œuvre de fausse immobilité, qui révèle immédiatement la qualité du tissu orchestral. Suit le Concerto pour violon de Dvořák : on comprend un peu pourquoi son commanditaire, Joseph Joachim (le créateur du concerto de Brahms) après avoir demandé maintes retouches, y a finalement renoncé. À l'inverse du Concerto pour violoncelle, qu'elle égale en longueur, l'œuvre est certes de belle facture mais, à défaut de choisir entre inspiration populaire et emphase romantique, elle tourne un peu à vide.
Dans le premier mouvement, on subit de surcroît un désagréable déséquilibre dans l'orchestre : les bois sont presque inaudibles, noyés dans l'opulence des cordes, défaut que le chef corrigera dans le mouvement lent et surtout le finale, où l'on percevra enfin l'acuité du dialogue avec le violon soliste. C'est Isabelle Faust qui officie. C'est bien, c'est très bien, techniquement irréprochable, mais dans cette œuvre hybride il manque le grain de folie, la liberté rhapsodique, un son de violon plus personnel.
Mais quel orchestre somptueux ! La Deuxième Symphonie de Sibelius va pleinement profiter de ces sonorités si rondes et chaudes de cordes d'une incroyable homogénéité, de bois et de cors si charnus, si veloutés et de cuivres si merveilleusement fondus, jouant comme un seul homme. Andris Nelsons, à rebours des clichés qui situent la plus populaire des symphonies du Finlandais dans une mouvance post-romantique, construit l'œuvre, certes découpée en quatre mouvements, comme un continuum dont il assume la modernité et l'unicité thématique. Il creuse la partition de manière phénoménale : pas une nuance, pas un micro-changement rythmique qui ne soit à sa place, dans ce qui paraît comme de la lave en fusion, avec un finale qu'on n'a jamais entendu aussi fabuleusement mené – il s'agit d'un gigantesque crescendo orchestral qui peut vite s'épuiser sous des baguettes moins inspirées. L'ovation qui submerge la Philharmonie est à la hauteur de l'exploit du chef et de sa fabuleuse formation.