Si la genèse des concertos pour clavier de Johann Sebastian Bach soulève encore quelques questions puisqu’il s’agit la plupart du temps d’adaptations d’œuvres antérieures dont certaines ont disparu, c’est l’importance du mouvement effectué par le compositeur qui étonne. Ne disposant pas à Leipzig d’exécutants capables de jouer les solos virtuoses de hautbois et de violon des concertos composés à Köthen, Bach les adapte au clavecin, sort ainsi l’instrument à cordes pincées du continuo et lui attribue derechef un statut de premier plan avec le concours de ses fils et élèves, tous brillants claviéristes. Avec la foudroyante omniprésence du clavecin, cette expérience renversante digne de la tarte tatin s’impose à une bourgeoisie friande de nouveauté et trace la voie du concerto pour clavier.
Trois sessions pour trois ensembles et six clavecinistes lâchés dans la vaste arène de l’auditorium de Radio France, probablement plus grande que le café Zimmermann où furent à l’origine jouées ces œuvres et guère adaptée à l’instrument à cordes pincées – la frustration auditive subsistera jusqu’au dernier concert où l’on lâchera enfin le cornet acoustique. L’ensemble Café Zimmermann ouvre le bal vendredi 23 octobre avec un concerto reconstruit à partir de mouvements extraits de la Cantate BWV 35 avec orgue concertant et du mouvement central du BWV 1056. Les équilibres sont très aboutis, contrebasse et violoncelle ne forment qu’une seule voix, c’est supérieurement réalisé. Très concentrée, Céline Frisch dessine fermement l’architecture du mouvement initial, conduit hardiment le « Presto » final et sait faire chanter une aria centrale soutenue par les pizzicati discrets de ses partenaires. C’est bien mené, l’équipe soudée file sur une autoroute maintes fois fréquentée et propose un exercice de chambristes impeccable quoique retenu.
Béatrice Martin dans le fa majeur fait sonner l’instrument de manière étonnamment dynamique. Le discours volontiers lyrique révèle un tempérament extraverti et chaleureux, une virtuosité brillante, l’alchimie sonore survient dans l’« Andante » central où la connexion avec le pupitre de basses est palpable. Sans partition, Céline Frisch livre un ré mineur d’anthologie, les cordes proposent des textures très subtiles et l’alto de Peter Biely savoure les quelques moments en duo avec la soliste. Le do mineur à deux clavecins accueille Carole Cerasi et Céline Frisch, l’ensemble est sans surprise et de facture très classique, sans échange ornemental ni improvisation particulièrement originale entre les deux solistes.
Deuxième session samedi 24 : l’Ensemble Ausonia et son fondateur Frédérick Haas offrent une proposition originale et sensiblement différente ; ici on lisse dynamiques et articulations pour laisser émerger la voix du soliste, mais l’intonation perfectible et le manque de précision d’ensemble attirent l’attention sur les cordes. Haas semble déconcentré et accroche sensiblement dans les passages à découvert, sans doute un mauvais jour passager pour le musicien à court de doigts. Carole Cerasi prend la suite avec le difficile mi majeur, le relief du discours est captivant, la sicilienne jaillit comme improvisée en déroulant son chant expressif, la virtuosité se fait joyeuse et communicative. Dans les tonalités de mi majeur et de do dièse mineur les cordes font ce qu’elles peuvent, l’alto de Benjamin Lescoat sauve les meubles par une évidente compréhension des écueils modulants et de la direction musicale. Tout oppose Béatrice Martin et Frédérick Haas dans le Double Concerto en ut, l’attention de la claveciniste à ses partenaires, la technique consommée, la projection sonore et l’assise rythmique sauvent l’ensemble d’un fugato final dangereusement bancal.
Le Concerto à trois en ut majeur accueille Justin Taylor. Dans cette page les cordes semblent davantage réconciliées avec l’intonation, la complicité entre Frisch et Taylor est éclatante, leurs joutes virtuoses font mouche. L’effet escompté des trois mains gauches à l’unisson (« Adagio ») est hélas ruiné par l’une d’entre elles résolument fâchée avec la pulsation, cependant les épisodes virtuoses du dernier mouvement sont lancés avec panache par les jeunes musiciens.
L’intégrale s’achève dimanche 25 avec l’ensemble Le Consort mené du violon par Théotime Langlois de Swarte. Le célèbre fa mineur trouve en Olivier Baumont un interprète sobre et rigoureux, très attentif aux basses de luxe de Thomas de Pierrefeu et Victor Julien-Laferrière. Son d’ensemble somptueux, extrême attention au détail, soin apporté aux formes de notes : la solution semble trouvée pour faire davantage percevoir la voix des cordes pincées et l’originalité du dispositif instrumental. Les musiciens travaillent dans une sphère dynamique très réduite qui n’exclut pas la variété des couleurs ni les respirations, l’attention de l’auditeur est ainsi davantage sollicitée.
Trois transcriptions des concertos pour violon, très denses, présentent Le Consort à son meilleur. Baumont et Taylor s’amusent et communiquent avec aisance, ce dernier ose de pertinents rubato dans l’« Andante » du sol mineur et dévoile une virtuosité éblouissante dans le mouvement final. Béatrice Martin semble trouver dans Le Consort un partenaire à sa mesure : le Concerto en ré majeur sera un chef-d’œuvre de sensualité et de chic absolu. L’expressivité rythmique, l’harmonisation superbe de l’« Adagio », le chaloupé irrésistible de l’« Allegro » final forment un couronnement certain d’une intégrale très richement représentée. Le Quadruple Concerto en la mineur rassemble les meilleurs solistes de l’entreprise. Effets sonores spectaculaires du « Largo », précision des échanges, ornementations italiennes du premier violon, rien ne manque à cet objet extraordinaire transcrit depuis le Concerto pour quatre violons de Vivaldi. En bis, le premier mouvement vient clore une intégrale oscillant entre prises de risques décomplexées et miracle musical, dernière occasion d’entendre simultanément les belles copies dans le style allemand de Bruce Kennedy et le clavecin flamand copie de Colmar.