Coutumier des annulations de dernière minute, Mikko Franck n’aura pas tardé – pour sa dernière saison à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France – à confier son pupitre aux bons soins de ses confrères. L’occasion, au passage, de s’interroger sur le rôle de ses deux cheffes assistantes, lesquelles n’ont encore jamais été appelées… Quoi qu’il en soit, c’est à son compatriote Jukka-Pekka Saraste que revient la (lourde) tâche d’amener à bon port l’immense vaisseau qu’est la Troisième Symphonie de Gustav Mahler. Une gageure. Par ses proportions d’abord : plus de quatre-vingt-dix minutes de musique, six mouvements aussi contrastés que possible, emploi d’une contralto et d’un double chœur de femmes et d’enfants. Par son propos surtout, qui insuffle à la narration panthéiste une philosophie et une métaphysique certaines : dans l’esprit du compositeur, c’est tout simplement la création du monde qui se joue dans cette partition…

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Jukka-Pekka Saraste dirige la Troisième Symphonie de Mahler à Radio France
© Christophe Abramowitz / Radio France

Tout un programme qui commence par une mise en branle géologique. Aussi, c’est à juste titre que Jukka-Pekka Saraste adopte une approche plutôt abstraite et minérale, très à distance de l’émotion, quitte à se faire franchement froide. Travaillant la masse plus que le flux ou les nuances atmosphériques, le chef parvient à trouver l’équilibre entre puissance de frappe et volume sonore, entre opulence et transparence de la matière : celle-ci n’atteint jamais la fusion, mais revêt une solennité impérieuse qui fait mouche dans l’introduction.

Pourtant, malgré un sens des transitions indispensable dans cette musique riche en climats, malgré un plan d’ensemble bien agencé et rigoureusement mené, on reste extérieur aux événements qui se jouent. Est-ce en raison de ce refus du théâtre (or quoi de plus théâtral que cette cosmogonie ?) ou d'une absence de spontanéité et d’amplitude dans le geste, trop géométrique, trop construit pour être véritablement saisissant ? Tenue fermement sous contrôle, l’abstraction peine à trouver son plein relief et à se déployer dans toute l’envergure de son expression, des ténèbres à la lumière, du chaos originel au folklore bachique, demeurant sans prise sur l’auditeur.

Autrement plus pastoral, le floral deuxième mouvement tombe dans le même écueil. Certes, la légèreté mobilisée par le chef sied à l’étonnante démonstration d’insouciance du compositeur ; mais à trop vouloir ciseler le phrasé, à écarter tout laisser-aller et tout élan d’enthousiasme, sa direction finit par inhiber la volupté et passer à côté de l’esprit naïf du menuet – superficiel, faute d’une authentique simplicité. Du naturel, il en faut également dans le Scherzo suivant, peinture à la fois mutine et contemplative du monde animal. Cette fois-ci, comme s’il tirait sur le fil d’une pelote, Saraste mobilise une belle immédiateté, idéale pour dérouler l’infinie mélodie des timbres, textures et couleurs. L’auditeur, emporté par le cours limpide des événements, se laisse alors gagner par cet univers toujours en mouvement et par la poésie d’un lointain cor de postillon.

Gerhild Romberger et Jukka-Pekka Saraste dans la <i>Troisième Symphonie</i> de Mahler &copy; Christophe Abramowitz / Radio France
Gerhild Romberger et Jukka-Pekka Saraste dans la Troisième Symphonie de Mahler
© Christophe Abramowitz / Radio France

Si le contralto de Gerhild Romberger semble ensuite tout droit tiré d’un autre univers, à la fois charnel et céleste, on aurait apprécié des phrases mieux cousues entre elles, un écoulement vocal plus laminaire. D’autant que l’accompagnement orchestral, privilégiant la métaphysique à la tendresse, tend à nouveau vers un flux parfois hachuré. Regrettable dans le quatrième mouvement, cette conception convient mieux aux chœurs célestes du cinquième : là, les anges tourbillonnent avec malice et effronterie, dans un souffle à la pureté séraphique dont Saraste sait conserver la fraîcheur.

Mais c’est dans l’ultime mouvement que l’on rendra définitivement les armes. Jusque-là plutôt quelconque voire un peu raide, le Philhar’ se reprend et donne à entendre toute l’homogénéité de ses cordes dans un bouleversant dialogue chambriste : les oreilles se tendent, l’écoute s’aiguise, et le quatuor d’esquisser, avec une émotion contenue mais toujours à fleur de peau, les bases du plus poignant Adagio composé jusque-là par Mahler. L’arrivée du hautbois, du cor, du reste de l’orchestre ne rompra pas le charme sensible déployé par les musiciens, que le chef, déjà peu interventionniste, laisse libre de leur destin. Les lignes de fuite et les arcs se tendent sereinement, dans une architecture organique dont la fragilité jamais brisée laissera sans voix – de quoi oublier le long cheminement d’une Troisième un peu extérieure et sans dimension.

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