Sale boulot pour le corniste au sortir du mouvement lent de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler : c’est à lui que revient la pénible tâche de sonner le tocsin et tirer de sa rêverie l’auditeur encore engourdi par sa suspension hors de l’espace et du temps. Le tempo employé par Myung-whun Chung avait beau être d’une lenteur extrême, on serait bien resté plus longtemps lové dans les hautes sphères, rendues ce soir accessibles au public de la Philharmonie de Paris. Éternelle question concernant cet Adagietto : fait-il sourire ou bien pleurer ? La musique de Mahler a beau manier mieux que toute autre l’art subtil de l’équivoque et de l’ambiguïté, ce quatrième mouvement aura rarement atteint une telle évidence, une telle simplicité. Le maestro montre qu’il est tout simplement beau à tomber et que cette qualité se suffit à elle-même, qu’il n’est nul besoin de triturer la partition pour en extraire son potentiel de frissons.

Cet Adagietto restera l’un des temps forts offerts par l’Orchestre Philharmonique de Radio France et son directeur musical honoraire qui auront proposé une soirée aussi haute en couleur que riche en émotions. Ce qui frappe avant tout, au-delà du soin apporté à la texture sonore qui conjugue avec un bel équilibre générosité, densité et transparence, c’est l’impression d’une conduite toujours à la limite, sur le fil du rasoir, en perpétuelle prise de risque, mais derrière laquelle les troupes du Philhar’ suivent leur ancien directeur musical coûte que coûte, créant cette alchimie musicale réservée aux grands soirs. À la recherche du point de rupture, cette frontière après laquelle on ne rebrousse plus le chemin familier mais on se jette dans la pente, pour le meilleur comme le moins bon. Car à étendre ainsi les tempos, à étirer les phrases comme des élastiques, il arrive que la ligne se brise.
C’est le cas du Scherzo, qui constitue le mouvement central, le plus important de cet opus, juste avant l'Adagietto. On apprécie pourtant que la joie manifeste – et rare, voire unique chez Mahler – de ce mouvement ne se résume pas à une niaise béatitude, mais au contraire se laisse pénétrer par une forme de nostalgie propre aux souvenirs d’un passé révolu, que l’allégresse se mue en euphorie ou en ivresse. Néanmoins, difficile de voir clair dans les intentions du chef : on reste ici spectateur d’une superbe machine, dont les rouages s’imbriquent parfaitement l’un dans l’autre, mais dont l'élan est contrarié par l'absence des caractères propres à la valse et au ländler.
Il en est de même dans le dernier mouvement, qui nous laisse extérieur jusqu’au moment où reparaît avec vigueur le thème de l’Adagietto. Alors, la mécanique se remet en branle, le chef retend fermement le discours et nous maintient en haleine dans un tournoyant kaléidoscope de thèmes, de motifs et de rythmes, tourbillon dont on ressortira le souffle coupé. Chaque pierre a trouvé sa place dans l’édifice symphonique, et c’est un sentiment satisfaisant de complétude et d’harmonie qui assaille alors l’auditeur. Car si parfois la ligne tendue par Chung se rompt et l’attention tout à coup se disperse, c’est aussi l’une des grandes forces du maestro que de toujours retomber sur ses pattes, d’un subtil accelerando, d’un léger mouvement faire volteface et reprendre aussi sec l’auditeur au collet.
Jouer ainsi avec les nerfs de public (et des musiciens, car il faut le suivre ce diable de chef) serait bien gratuit et superficiel si l’interprétation ne donnait un tel sentiment de cohérence et de profondeur, de concentration et d’originalité. C’est cette impression qui aura dominé la marche funèbre du premier mouvement. Rythmée par le pas lent et la conviction impérieuse du maestro, la procession avance avec une autorité si souveraine que l’on ne peut se détourner de sa verticalité à toute épreuve et du pouvoir d’attraction qui s’en dégage. Très vite pourtant, comme s’il savait que cette Trauermarsch binaire n’était qu’une astuce pour conduire l’auditeur sur des sentiers trop abrupts, le chef dilate les tempos, instille une forme de tendresse sans effusion et installe la souplesse altière nécessaire aux développements. Une fois passé le point culminant, déchaînement d’une fureur quasi-mystique, la terrible fanfare s’éloignera peu à peu dans la campagne, d’où n’émergera plus qu’un faible écho de flûte : tout ceci n’était peut-être qu’un vieux souvenir, qu’un rêve fiévreux.