Le Canadien Marc-André Hamelin, rare en France, est un fidèle du festival toulousain Piano aux Jacobins. On aurait pu croire, à la lecture du programme, à un démarrage « classique » en douceur, glissant vers une apothéose russe ; Haydn comme une mise en jambes. Que nenni. Dès les premières notes de la Sonate en ré majeur n° 50, le ton est donné : ce sera un récital virtuose, tempos d’enfer, nuances XXL et engagement de chaque instant. Hamelin n’utilise pas une corde sur deux, comme s’il devait s’excuser de ne pas jouer sur un pianoforte ; il donne tout, tout de suite, il fait sonner pleinement le coffre du Steinway.

Marc-André Hamelin © Sim Cannety-Clarke
Marc-André Hamelin
© Sim Cannety-Clarke

Visiblement, le pianiste canadien s’amuse dans Haydn. Une sorte de serious game : la musique est une chose sérieuse, chaque note est rigoureusement à sa place, il joue la partition mais aussi il joue avec la partition. Cette espièglerie est réjouissante. On la retrouve chez Beethoven, dans le troisième numéro de l'opus 2 dédié à Haydn, une sonate redoutable qui, par de nombreux aspects (cadence, octaves, trille comme objet sonore et non comme ornement) préfigure déjà le piano romantique. Dans l’Adagio, Hamelin installe une sourde inquiétude, un majestueux équilibre entre les octaves de la basse, les arpèges médians et le chant du dessus. Le motif initial en devient faussement gai, presque angoissant.

Après une courte pause, Medtner est à l’honneur. Ce compositeur russe, contemporain de Rachmaninov et de Scriabine, a connu un regain de notoriété à la fin des années 1990 quand est sortie une intégrale de son œuvre pour piano au disque, enregistrée par… Marc-André Hamelin. Chacune des inflexions de ses disques est gravée dans notre mémoire interne, il est alors bien difficile de porter un jugement critique ! On retrouve avec bonheur le mélange de souplesse et de virtuosité ; les doigts n’ont pas pris une ride et le ton a gagné en poésie. L'Improvisation op. 31 n° 1 s’ouvre sur un thème qui, par sa malléabilité, se prête à l’exercice de cinq variations. Le piano de Hamelin est impérial de bout en bout, quelle que soit la configuration rythmique ou mélodique de la partition. Suit une Danza Festiva, issue du cycle des Mélodies oubliées, qui nous fait ressentir les limites d’un pianisme tonal et post-romantique peinant à se renouveler.

Puis la monstrueuse Étude-tableau op. 39 n° 5 nous envahit. Un tableau, oui, mais lequel ? Rachmaninov se garde bien de le préciser cette fois-ci. Il faut que l’imagination travaille ! Influencé par la salle capitulaire où nous nous trouvons, dos au cloître des Jacobins, nous sentons la pression d’une légion d’anges bougons qui essaient de prendre la parole en se marchant dessus. Car dans ce drame à grand déploiement, il y a plusieurs voix, plusieurs lignes mélodiques et chaque ligne doit être introduite ou chantée comme s'il s'agissait d'une voix distincte, au-dessus d’un martèlement d’accords touffus en triolets. Le pianiste canadien nous sature de sons mais parvient à conserver une lisibilité parfaite aux différentes lignes, en s’appliquant à de fortes variations de nuances, parfois délicieusement surprenantes.

Enfin, le clou : la Seconde Sonate de Rachmaninov, cette œuvre sombre qui tente de tenir à distance les pensées sinistres sans guère y parvenir. Hamelin connaît tellement la partition que la maison Henle lui a demandé d’indiquer ses doigtés en publiant les deux versions de la sonate (1913 et 1931). Mais ce soir, les aigus peinent à émerger d’une interprétation très marcato et trop en puissance. Les rythmes brutaux perdent en clarté. Les contrechants du Lento n’ont pas la même lisibilité que dans l'Étude-tableau. Les mains du pianiste bondissent follement dans le troisième mouvement, avec de l'aplomb et même parfois du culot, l’idée même du chant a ici disparu. Dans ce déluge démiurgique, on se laisse finalement emporter et qu’importe si, dans la fièvre de l’instant, Hamelin perd en précision.

On repart subjugué par sa lecture d’Ondine de Ravel en rappel : nuances d’une finesse et d’une précision parfaites, graves délicieusement amortis, avec finalement un regret, que le pianiste ne nous ait pas emmenés au bout de Gaspard de la nuit

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