Si on ne connaît rien qui ressemble plus à une symphonie de Bruckner qu’une autre symphonie de Bruckner, la Sixième fait sans doute exception – son compositeur ne la surnommait-il pas lui-même « la plus effrontée » ? Se laissant aller à une forme de spontanéité jusque-là très retenue et qu’il ne réitèrera plus, le maître de Saint-Florian délivre dans cette œuvre une fraîcheur atypique, quasi primesautière, dont l’écriture par blocs n’atteint certes pas le finesse et la perfection formelle d’autres de ses opus, mais qui constitue un témoignage de franchise, de naturel et de tempérament à ne pas négliger. Tel est donc l’enjeu pour Mirga Gražinytė-Tyla et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, délocalisé pour l’occasion à la Philharmonie de Paris : rendre justice à son surnom.

Pour ce faire, la cheffe lituanienne n’hésite pas à miser sur les contrastes dynamiques qu’offre la partition, moins dans les longues progressions coutumières à Bruckner que dans les plus vives ruptures, variant ainsi nettement les thèmes et les atmosphères du Majestoso. Mené à vive allure, ce mouvement initial se montre ainsi sous un jour énergique et vigoureux, de même que le Scherzo dont les sonneries de cuivres dispensent leur plus brillant éclat. Tenant ses troupes d’une main de fer, Mirga Gražinytė-Tyla ne renâcle pas à jouer le jeu du festival sonore sans pour autant rentrer dans un hédonisme complaisant qui, amollissant la colonne vertébrale, anéantirait la structure. Ce soir, l’ossature est bien en place ; hélas, la chair qui y est fixée accuse vite quelques défauts de conception.
Dès le premier mouvement, l’étagement des plans sonores perd de sa transparence et l’équilibre entre les pupitres se noie au gré de fortissimos trop massifs. Cette impression d’une conduite musclée, passant trop souvent en force, fera de nouveau surface dans un troisième mouvement là aussi un peu épais, touffu et dont les tuttis s’exécutent notamment aux dépens de la petite harmonie. En outre, le refus de tout épanchement du côté de la direction, de même que sa conception un peu rigide des grandes arches finissent par étouffer le lyrisme de l’Adagio, qui ne décollera jamais bien haut : tandis que les prises de parole solistes apparaissent fort rectilignes, l’élan reste géométrique et l’émotion se fait attendre. C’est sans flux ni étincelles que le dernier mouvement (étonnamment enchaîné au Scherzo) conclura cette Sixième trop désincarnée.
Avant cela, l’interprétation exaltée du Psaume 150, du même Bruckner, aura aussi pêché par un nuancier dynamique trop restreint et une épaisseur monolithique dans le tracé, renforçant l’impression de masse inhérente à la partition. L’idée de placer la soprano Mary Elizabeth Williams à l’arrière-scène n’aura d'ailleurs rien arrangé : cette dernière sera restée inaudible tout au long de sa courte intervention.
La soirée avait pourtant parfaitement commencé avec le Psaume 24 de Lili Boulanger. Réunissant un effectif orchestral inhabituel – composé de cuivres, harpes, orgue et timbales – pour accompagner un grand chœur mixte, cette œuvre brève mais à couper le souffle prend ce soir toute sa dimension : ses fanfares impérieuses, ses chœurs hiératiques et par moments autoritaires, son orgue s’ébrouant à pleins tuyaux, tout ce beau monde entretient le sentiment d’un véritable raz-de-marée qui n’aura laissé personne indifférent. Le genre d’œuvre qui ne peut véritablement s’apprécier qu’au concert, là où la vibration touche directement l’auditeur.
Entre les deux psaumes, le Chœur de Radio France a donné a cappella Sutartinė, de Romualdas Gražinis (ni plus ni moins que le père de Mirga). Inspirée des chants polyphoniques lituaniens, cette pièce donne à entendre d’envoûtantes syncopes parsemées ici ou là de quelques onomatopées, ainsi que l’incipit du Sacre du printemps – emprunté justement par Stravinsky à un recueil de mélodies populaires lituaniennes. Si les harmonies de cette œuvre sont à peu près aussi audacieuses que celles d’un Christmas Carol, le mélomane n’aura toutefois pas manqué d’apprécier ses enchevêtrements rythmiques et la belle diversité qu’elle aura proposé.
Rayonnant en dehors de son arène habituelle de la Maison de la Radio, le Philhar’ aura quant à lui été convaincant du début à la fin : tant par la densité de ses cordes que par la vigueur de ses cuivres, en passant par ses bois infaillibles, la phalange radiophonique a démontré ce soir toute l’étendue de sa polyvalence.