Le ciel est bas et gris, le froid et la pluie recouvrent Monaco, mais le Printemps des Arts efface la morosité de cette météo. Il s'affiche partout dans la Principauté, sur les vitrines, les bus, à tous les coins de rue, avec une toile de Francis Bacon qui fait le lien avec le héros de cette 41e édition, Pierre Boulez, dont le centième anniversaire tombe ce 26 mars. 

Gianluca Capuano dirige les <i>Vêpres de la Vierge</i> dans la Cathédrale de Monaco &copy; Opéra de Monte-Carlo / Marco Borrelli
Gianluca Capuano dirige les Vêpres de la Vierge dans la Cathédrale de Monaco
© Opéra de Monte-Carlo / Marco Borrelli

Un mot d'abord d'un festival qui porte bien et haut son nom, qui n'est pas juste une addition de grands noms et de tubes du classique, qui rempliraient à coup sûr le Forum Grimaldi ou l'Auditorium Rainier III, mais un patchwork astucieux de rencontres d'avant (les before) ou d'après (les after) concert, de soirées de musique de chambre, de récitals, de concerts symphoniques, et à l'intérieur de ces formats habituels, des surprises, des aventures, et toujours ce lien entre un directeur artistique, le compositeur Bruno Mantovani, aussi savant que pédagogue, et le public qui boit ses paroles introductives, rit à ses souvenirs croustillants ou admire sa capacité d'expliquer simplement des concepts bien complexes.

À la fin du festival, les plus assidus n'ignoreront plus rien non seulement de la musique de Pierre Boulez, de ses inspirations, de ses épigones, mais aussi de sa vie, de ses habitudes et même de ses ratages. Parce que Bruno Mantovani n'est pas dans l'admiration béate, il en est d'autant plus convaincant dans le parcours audacieux qu'il propose jusqu'au 6 avril. Un parcours, il faut le souligner, très activement soutenu par une présidente qui n'est pas que de façade, la Princesse Caroline, présente à chaque concert ou presque.

Vendredi soir, précédé par une rencontre au sein du Conseil National (le Parlement de Monaco), le concert avait lieu à la Cathédrale de Monaco – qui a un petit air de Sacré-Cœur, dont elle est contemporaine – avec un programme séduisant sur le papier, moins convaincant dans sa réalité. Commande de l'Opéra de Monte-Carlo dirigé depuis 2023 par Cecilia Bartoli, Venezianischer Morgen de Bruno Mantovani (sur deux poèmes de Rilke) est créé avant les Vêpres de la Vierge de Monteverdi. L'idée de Mantovani dans cette pièce pour double chœur a cappella est de reproduire la « stéréophonie » de Saint-Marc de Venise.

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Gianluca Capuano dirige les Vêpres de la Vierge dans la Cathédrale de Monaco
© Opéra de Monte-Carlo / Marco Borrelli

Sans leur faire offense, on sent bien que les chanteurs d'Il Canto di Orfeo ne sont pas familiers du répertoire contemporain, que l'impeccable justesse requise notamment pour jouir pleinement des oppositions antiphoniques et des frottements harmoniques de la partition est souvent prise en défaut. Ce diptyque mériterait d'être réécouté dans un autre contexte, et pas comme préambule au monument écrasant que constituent les Vêpres de Monteverdi. Monumentale, c'est bien la conception de Gianluca Capuano qui dirige le chœur et les Musiciens du Prince. On eût aimé d'abord de la fantaisie, des contrastes plus affirmés entre les différents versets, des voix solistes moins disparates surtout chez les hommes, en somme une vision plus inspirée qui nous a fait défaut.

Le lendemain, changement de décor pour un before et un concert plus intimistes, au One Monte-Carlo, un centre de congrès tout proche du Casino. De passionnants échanges avec Jean-François Boukobza et Bruno Mantovani sur la Seconde école de Vienne (au programme du concert du Quatuor Akilone) heureusement « modérés » par l'animateur de ce before qui se souciait, à juste titre, de l'intelligibilité de leurs propos pour une assistance peu familière de la doxa et de la postérité schönberguiennes.

À simplement lire le programme du concert, on devine l'intrépidité de ce quatuor exclusivement féminin, Premier Prix du Concours de Bordeaux en 2016 : se succèdent rien moins que les Bagatelles de Webern, la Suite lyrique de Berg, et le Quatuor n° 13 op. 130 de Beethoven y compris la Grande Fugue. On relève d'abord la disposition inhabituelle du quatuor : premier et second violons se font face, tandis que le violoncelle prend place à gauche du premier et l'alto à droite du second. Une formation « à la viennoise » que les musiciennes nous ont confié avoir adopté il y a un an. Avec succès on doit le dire, et pour l'auditeur une lisibilité accrue, surtout dans la complexité beethovénienne.

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Le Quatuor Akilone au One Monte-Carlo
© Alice Blangero

Le violoncelle de Lucie Mercat paraît en retrait dans Webern, mais ces Bagatelles sont tellement elliptiques, furtives, que l'équilibre entre les parties est rendu plus difficile. Une première impression qui disparaît dans l'opulence de Berg, où le quatuor affirme le contraste avec l'épure webernienne, se risque à la sensualité sous-jacente dans le propos presque autobiographique de Berg. Les quatre musiciennes osent l'érotisme d'un rêve de valse, respirent d'un souffle commun les césures, les envolées de ces six mouvements. La pâte sonore est à la fois dense et transparente, l'impulsion du premier violon Magdalēna Geka est déterminante, mais ne relègue jamais ses trois partenaires. Le quatuor parle la même langue, partage les mêmes ardeurs, dans l'exubérance des mouvements impairs comme dans le lamento des mouvements pairs.

Après l'entracte, on vivra Beethoven avec des sentiments mitigés. On admire la virtuosité, la précision du si tourmenté premier mouvement, et l'allure de folie du « Presto » qui suit, en craignant l'essoufflement, la baisse de tension qu'un tel engagement peut engendrer notamment dans la si complexe fugue finale. On applaudit malgré tout la performance : le Quatuor Akilone sait que ce Beethoven résiste aux meilleurs et demande une fréquentation assidue pour parvenir à en percer tous les mystères. Elles connaissent déjà le chemin de cet Everest !


Le voyage de Jean-Pierre a été pris en charge par le Printemps des Arts de Monte-Carlo.

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