La saison parisienne 2024/2025 du Quatuor Ébène est une suite de repas de famille. Après avoir retrouvé Mathieu Herzog, ancien altiste de l’ensemble, au Théâtre des Champs-Élysées en décembre dernier, le groupe a rendez-vous avec leur ex-violoncelliste Raphaël Merlin à Radio France. Cette fois-ci cependant, la réunion ne se fait pas instrument en main : compositeur, Raphaël Merlin est convié dans le texte avec la création de sa pièce Tetrhappy.

Au sein d’un copieux programme, cette œuvre est la surprise du chef (oui, Raphaël Merlin est aussi chef d’orchestre). Le compositeur explique sa démarche sur scène au public : il s’agit de décrire la vie de quartettiste et de cristalliser vingt ans d’aventure commune avec le Quatuor Ébène. L’intitulé Tetrhappy condense ces dimensions : la vie de quatuor est dédiée à cette petite communauté de quatre (tetra) musiciens, théâtre d’une thérapie par le miroir où chaque membre se voit (et s’entend) à travers ses trois collègues, et d'où jaillit naturellement le rire. À la fois subtile et sincère, la page illustre à merveille ce titre pluriel.
Elle débute comme une répétition de quatuor : chaque instrumentiste arrive sur scène en jouant une double corde tenue qui sonne comme l’accord liminaire. Tout en pastiche, on entend ensuite le second violon qui gratouille quelques traits pendant que ses partenaires finissent la vérification de leur accord en pizzicati, puis de véritables séances de travail, à l’image d’un passage où le premier violon et l’alto jouent seuls comme pour parfaire leur trait en commun.
Au milieu de ce chaos restitué avec transparence et engagement par les Ébène, voilà que d’un coup la sauce prend : on entend alors très brièvement une mélodie tonale qui s’agence parfaitement avec l’accompagnement. Cela prête à sourire, comme les citations d’œuvres classiques qui émergent parfois, probablement choisies par Raphaël Merlin par rapport à son vécu au sein de l’ensemble. Comment ne pas entendre le rythme de tango qui dynamise la fin de l’œuvre comme une allusion à l'esprit d'ouverture du Quatuor Ébène qui, au disque comme sur scène, n’hésite pas à explorer d’autres genres musicaux. À la fin de l’œuvre, les musiciens repartent en coulisse en continuant de jouer, comme un dernier au revoir du compositeur à sa vie d’avant : le quatuor continue sa route.
Au début du concert, le Quatuor op. 18 n° 1 de Beethoven exposait avant l’heure le résultat de ce travail de quatuor. Le premier mouvement est d’une synchronicité de gestes, de son et d’intentions à couper de souffle : jusqu’au poids de l’archet sur la corde, pour une vitesse d’archet identique entre les deux violons. L’« Adagio » qui suit cette précision bondissante dévoile toute l’étendue de la nuance piano. Au-delà de la simple ambiance, les interprètes distillent savamment leur musicalité. Ainsi, alors qu’à l’ouverture du mouvement Pierre Colombet accumule une terrible tension dans ses trois premières notes grâce à un crescendo non vibré, il reprendra plus tard le même motif avec un vibrato serré qui traduit une tout autre émotion. Le scherzo est interprété sur le ton de la confidence entre mezzo piano et mezzo forte : un commérage d’où surgissent parfois des éclats de voix mal contenus. Le Quatuor Ébène restitue avec beaucoup de clarté la polyphonie du finale, annonçant déjà le style contrapuntique que Beethoven systématisera plus tard.
Après l’entracte, le Quatuor n° 3 de Tchaïkovski achevait un programme constitué exclusivement de plats de résistance. C’est seulement grâce aux résonances qui font penser à Casse-Noisette que l’on sait qu’il s’agit du dessert. Les Ébène assument pleinement une interprétation très dans la corde, ne lésinant pas sur un vibrato large qui déploie un lyrisme enflammé. Dès l’introduction, on est saisi par l’épaisseur du son qui émane de l’ensemble, comme transfiguré par l’âme slave de la partition. Si l’on frôle parfois l’overdose face à ce son d’un bloc, les interprètes ménagent des moments moins tendus, l’occasion notamment de se délecter des contrechants de l’alto. Le troisième mouvement, funèbre à souhait, est une déflagration d’émotions et de plaintes, tantôt déchirantes, tantôt murmurées, mais toujours éplorées.
Après ce dernier programme classique de leur résidence de trois années à Radio France (il reste encore un concert dédié à la musique traditionnelle écossaise en juin prochain), espérons que les Ébène reviendront manger à la Maison (de la radio), même s’ils poussent la coquetterie à changer de nappe à chaque plat ; chaque œuvre était en effet associée à un éclairage de couleur différente, rouge, jaune puis bleu.