C’est une Halle aux grains comble qui vient saluer la performance de Mikhaïl Pletnev : en deux soirées consécutives, il joue successivement les quatre concertos de Rachmaninov, parangons du romantisme et de la virtuosité pianistique.

Mikhaïl Pletnev et l'Orchestre National du Capitole de Toulouse © Romain Alcaraz
Mikhaïl Pletnev et l'Orchestre National du Capitole de Toulouse
© Romain Alcaraz

Jeudi soir, les premières minutes du Premier Concerto nous désarçonnent d'emblée par le tempo, assez loin du Vivace indiqué. Assis au fond de sa chaise avec indolence, Pletnev pose ses doigts sur le piano comme s’il prenait un café au comptoir, en grand familier. Peu soucieux de briller, il nous emmène dans une balade sereine sur la steppe autour d’Ivanovka, cette Sibérie où Rachmaninov composa le concerto. Peut-être se réserve-t-il ? Il lui reste beaucoup, beaucoup de notes à jouer… Mais la cadence nous détrompe : les doigts, les bras, le corps, la puissance, le délié, les accents, tout s’assemble, on arrive en terrain connu.

Au long de ces deux soirées, nous assistons à une interprétation duelle, entre une langueur qui glisse parfois vers la mollesse et la vivacité, le caractère affirmé du trait, ceci indépendamment du caractère virtuose du passage considéré. À mille lieux des grondements et des explosions attendues, Pletnev se lance parfois dans des traits d’octaves qui frappent à peine les cordes, restant à la surface du clavier. Ailleurs, les très longues phrases musicales caractéristiques du compositeur sont suivies et portées avec une qualité de chant remarquable, ou bien elles sont sèches et l’on y cherche en vain le lyrisme qui devrait les caractériser. Le pianiste n'est pas aidé par son Shigeru Kawaï qui se détériorera au fil du temps, particulièrement les graves qui deviendront franchement désagréables, produisant un son comme rouillé. Heureusement, Pletnev n’est pas un fervent partisan des coups de boutoir sur l'extrême gauche du clavier !

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Mikhaïl Pletnev et l'Orchestre National du Capitole de Toulouse
© Romain Alcaraz

Les différents mouvements s’enchaînent dans cette même dynamique des contrastes. L’introduction du Deuxième Concerto est expédiée comme un détail, presque gommée ; la suite est fragile, sur le fil du rasoir, avec beaucoup de retenue dans les moments les plus intenses. Mais le passage solo du mouvement lent, rhapsodique, est une merveille de liberté, inspirée, radieuse. L’Allegro est glorieux, avec des articulations et des accents surprenants, jamais linéaires, Pletnev et l’orchestre jouent au chat et à la souris, c’est un régal.

On débute la deuxième soirée par le thème si célèbre du Troisième Concerto, joué piano par Pletnev, puis pianissimo, imposant à l’orchestre une nuance impossible à tenir. C’est à nouveau ce mélange de tranquille (tempo alangui) et d’intranquille (rubato imprévisible, inflexions inattendues) qui nous désarçonne. À la baguette, Dima Slobodeniouk a bien du mérite, à tendre ainsi l’oreille dans les traits virtuoses joués tellement peu fort que l’orchestre ne peut pas les discerner. Pletnev joue la moins ardue des deux cadences écrites par Rachmaninov, à la fin du premier mouvement ; elle est pourtant décousue et sans puissance, les difficultés semblant découpées pour mieux passer. Heureusement, la fin tellement motorique et pulsante du troisième mouvement nous emporte, le piano et l’orchestre vibrent du même feu.

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Dima Slobodeniouk et l'Orchestre National du Capitole de Toulouse
© Romain Alcaraz

À ce propos, comment ne pas saluer la performance de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse ? Il est emmené par un Dima Slobodeniouk très attentif, présent, dont les incursions sont rapides et justes. Le chef se place comme un véritable moyeu, qui garde l’orchestre dans un axe rigoureux autour duquel le pianiste rayonne. Les cordes, souvent sollicitées pour porter le caractère lyrique des thèmes, offrent un son d’ensemble d’une remarquable homogénéité. Les traits qui rassemblent tous les musiciens sont nets, clairs, les accentuations lisibles. Aux timbales, Jean-Sébastien Borsarello se distingue par un jeu toujours juste. Enfin les quelques éléments de dialogues avec les solistes des bois sont splendides. D’ailleurs le Quatrième Concerto nous fait entendre les mille espiègleries d’un orchestre parfaitement réglé.

À la fin de chacun des deux concerts, Mikhaïl Pletnev demandera au premier violon solo, avec un regard cabotin, l’autorisation de jouer un rappel. Et là c’est le miracle. Jeudi, ce sera L’Alouette, une mélodie de Glinka que Balakirev a transcrite pour le piano. Le lyrisme que nous avons parfois dû guetter dans les concertos éclate ici avec une puissance qui nous laisse affamé. Quel toucher ! Quelle grâce et quelle subtilité ! Encore ! Puis vient une étude de Moskovski, Étincelles – un bis réputé d’Horowitz –, avec une verve joyeuse qui provoque, chez le public enflammé, la détente et le rire attendus dans sa dernière pirouette. Vendredi, après un Prélude op. 23 n° 4 de Rachmaninov, miraculeux dans l’expression des niveaux de lecture, Pletnev nous surprendra une dernière fois avec un Nocturne op. 19 de Tchaïkovski trop peu donné en public. Rares instants de grand bonheur.

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