Soirée sereine pour les organisatrices du Festival de Bellerive, après avoir dû faire face depuis le début du festival à de problématiques défections pour cause de Covid-19 et à une interminable panne électrique due à l'orage d'un soir... Rien de tel pour l'heureuse assistance qui a pu suivre dans de parfaites conditions la double prestation du Trio Sitkovetsky puis de la pianiste Beatrice Berrut, ce 13 juillet.

Le lien unissant les membres du Trio Sitkovetsky parvient dès l'Élégie de Josef Suk à donner d'une même voix un autre ton que celui habituel de la commémoration d'un défunt. Il n'y a en dépit du genre, nulle tristesse, nul écho de marche funèbre : la soirée placée sous le signe de la transfiguration propose ainsi comme transfigurée une émotion éprouvée devant la mort. Dans toute la première partie du concert, le prodigieux engagement individuel de chaque membre ne nuit généralement pas à l'homogénéité de l'ensemble, à ceci près que la puissante intensité sonore parfois atteinte par le piano et le violon, jointe à leurs aigus les plus brillants, peuvent alors laisser un peu moins d'espace au violoncelliste Isang Anders. En revanche, les coups d'archet vifs et inspirés de celui-ci, son instrument à la profonde et grave richesse harmonique s'épanouissent lorsque s'apaisent les plus vifs emportements. Le clavier de Wu Qian déploie une large palette de nuances allant du toucher le plus délicat aux accords plaqués de la plus impressionnante puissance. Le jeu d'Alexandre Sitkovetsky, au violon, brille par l'expressivité, un son d'une grande pureté et un vibrato rapide, léger, tandis que ses coups d'archet extrêmement énergiques sont sans dureté.

Le thème initial du Trio de Tchaikovski puis ses développements sont entonnés avec clarté, conviction et entrain. Les dialogues successifs finement élaborés entre les instruments témoignent de la complicité et du talent des interprètes qui enchaînent avec brio l'exposé du thème du second mouvement, ses onze variations et le finale. Chaque membre du trio peut y exposer ses qualités : le piano est paré de nuances et d'un rubato subtils dans le thème, le violon montre son charme expressif dans la première variation avant une deuxième variation dynamique et chantante au violoncelle. Les variations suivantes puis le finale dresseront chacune à leur manière, avec brio, le paysage varié mais toujours puissant et virtuose que dessine le Trio Sitkovetsky.

La seconde partie du concert livre une double pensée musicale : celle d'Arnold Schönberg, compositeur de La Nuit Transfigurée et une relecture personnelle proposée par la pianiste Beatrice Berrut à travers ce qu'elle conçoit elle-même comme une paraphrase. Dépouillée de tout ce que ce terme peut signifier d'ajouts inutiles ou de masque déformant un meilleur original, la paraphrase composée par la pianiste est le fruit d'une réflexion imaginant en quelque sorte la rencontre de deux géants, et peut-être d'autres encore, l'un arrivant aux portes de la modernité à la fin de sa vie – Franz Liszt – et l'autre, au tout début de sa carrière, sur le point d'ouvrir ces portes – Schönberg. De cette rencontre, Beatrice Berrut tire un cadre, celui élaboré par Schönberg : une musique à programme s'inspirant d'un poème de Richard Dehmel. L'architecture est construite sur un vif contraste entre d'une part la difficulté d'aimer, de communiquer, associée à un sentiment de culpabilité et, d'autre part, la résolution du drame amoureux par un plus grand amour encore, un amour transfiguré. Beatrice Berrut conserve ce fil conducteur puissamment soutenu par le retour récurrent du thème initial de Schönberg.

La pianiste qui n'en est pas, de loin, à ses premières armes dans la recherche passionnée des ressources offertes par le génie lisztien met ici en œuvre la puissance d'un jeu dans lequel les graves profonds et troublants annoncent les révolutions intérieures mais aussi musicales et sociales les plus renversantes. Le parcours virtuose de la totalité du clavier avec une stupéfiante fluidité, une palette infinie de vives ou tendres nuances, une souplesse rythmique toujours expressive semblent modeler, à la manière d'un conteur, les épisodes du poème, les sentiments éprouvés par les personnages. C'est un public pris sous le charme qui se lèvera, à la fin, pour acclamer cette magistrale Transfiguration.

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