Personnalité exceptionnelle et virtuose, capable de diriger un orchestre tout en interprétant les parties de soprano les plus complexes du répertoire contemporain, Barbara Hannigan était très attendue ce dimanche 8 octobre à la Maison de la Radio. Quinze jours après la sortie de Crazy Girl Crazy, son premier album sous la double casquette de cheffe-chanteuse, l’artiste était invitée à reprendre en concert, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio-France, de larges extraits du programme de son disque. La perspective de ce dimanche après-midi dans la « Maison Ronde » laissait donc augurer de véritables moments de folie musicale dans une thématique très féminine, depuis les tourments pré-expressionnistes de La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg jusqu’à la virevoltante suite Girl Crazy de George Gershwin arrangée par Bill Elliott, en passant par l’incontournable figure de Lulu d’Alban Berg. Malgré une Girl Crazy phénoménale et une voix extraordinaire, Barbara Hannigan a souvent déçu dans sa direction élégante mais monotone, échouant à extraire l’essence des œuvres des deux compositeurs viennois.

Pleines de surprises, les premières minutes du concert sont pourtant très convaincantes. C’est dans un auditorium plongé dans l’obscurité que commence à préluder, en coulisses, la flûte de Syrinx de Claude Debussy. Si les puristes regretteront de n’avoir pu percevoir que des résonances lointaines du timbre si intense du flûtiste solo de l’orchestre, Thomas Prévost, l’effet est saisissant, embarquant les spectateurs dans une expérience purement auditive, inhabituelle pour ouvrir un concert symphonique. Dans une mise en scène réussie, la flûte s’éteint progressivement tandis que les projecteurs se rallument, dévoilant alors la présence inattendue, magique, de Hannigan au centre de la scène, prête à donner le signal du départ à l’orchestre. On ne peut alors qu’être frappé par le charisme qui émane naturellement de sa personne alors même qu’aucune note ne s’est encore fait entendre.

Le début de La Nuit transfigurée révèle ensuite la texture soyeuse des cordes de l’orchestre de Radio-France sous la gestuelle élégante de la cheffe invitée. Pendant la demi-heure que dure la pièce, on ne se lasse pas d’admirer la richesse des timbres des instruments, qu’ils évoluent en blocs ou bien éclatés dans une multiplicité de voix individuelles. Soulignons la complicité avec laquelle dialoguent les solistes, le violon scintillant de Saténik Khourdoïan répondant magnifiquement au lyrisme du violoncelle de Nadine Pierre. Cependant, sous cette séduisante beauté sonore, l’interprétation de Hannigan souffre parfois de déséquilibre et manque singulièrement d’intensité dramatique. Si les sections de l’œuvre sont adroitement soulignées, la cheffe ne se plonge pas dans les mailles du tissu polyphonique, privilégiant excessivement la ligne mélodique des premiers violons au détriment de la circulation incessante des motifs aux quatre coins de l’orchestre. En outre, la pulsation battue par Hannigan, bien trop métronomique, ne parvient pas à restituer les élans tourmentés qui doivent balayer la pièce, tandis que l’amplitude de son geste demeure invariable, atténuant tous les contrastes dynamiques. La conclusion de l’œuvre, lumineuse et planante, convient davantage à l’autorité sage de la cheffe mais ne suffit pas à dissiper une interrogation : où sont passées les inspirations folles et géniales qui ont forgé la réputation de Hannigan ?

Nous amenant dans le répertoire de prédilection de la soprano en cheffe, la deuxième partie du concert devait lever ce doute, mais la Lulu-Suite témoigne des mêmes manques : la gestuelle globalisante de Hannigan entretient une absence de relief entre les différents plans sonores de l’œuvre de Berg pour un résultat parfois indistinct. C’est alors que la cheffe se fait chanteuse lyrique, pivotant à 180 degrés pour faire face au public dans le Lied der Lulu. L’orchestre soudainement délaissé s’adapte tant bien que mal au peu d’informations gestuelles qui lui parviennent désormais mais l’essentiel est ailleurs : la performance vocale de Hannigan, éblouissante, nous rappelle qu’elle est une soprano hors du commun, dont la voix, agile et légère jusque dans un suraigu inouï, semble ne pas avoir de limites techniques.

C’est toutefois dans la suite Girl Crazy de Gershwin, arrangée sur mesure par Bill Elliott pour la cheffe-chanteuse, que le phénomène Hannigan fait enfin réellement irruption sous les projecteurs de la Maison de la Radio. Habitée par une pulsation qu’elle distribue en tout sens avec un naturel désarmant, la chanteuse propose un quart d’heure de show jazzy, virtuose et facétieux, suivie comme son ombre par un orchestre qui trouve tout à coup une brillance et une homogénéité sans pareilles. Entre un tendre Embraceable You, où les musiciens montrent avec le sourire des talents de choristes insoupçonnés, et un I Got Rhythm jubilatoire, il n’y a plus le moindre temps mort et la folie douce de Barbara Hannigan fait enfin merveille. Transporté, le public a réservé une ovation à la soprano en cheffe. Il faudra la revoir de toute urgence : le quart d’heure gershwinien était bien trop court.

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