Tout de noir vêtu, pantalon à pattes d’éléphant, chaussures rondes montantes à la Charlot et haut moulant à col roulé, Teodor Currentzis entre sur la scène de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie avec la détente d’un maître zen, crooneur concentré semblant maitriser les enjeux de la soirée. C’est d’abord son retour à Paris après une longue absence liée à la guerre en Ukraine. C’est ensuite ses retrouvailles avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris, fleuron des orchestres français ici dans un répertoire symphonique. C’est enfin un programme qui, comme pour boucler la boucle, tente un pont franco-russe entre Stravinsky et Ravel, au-delà de toute géopolitique, façon de nous dire que la musique dépasse l’actualité voire anticipe et concrétise les espoirs de paix.

Sur chacun de ces plans, Currentzis réussit la quadrature du cercle dans ce qui relève d’un concert d’exception. Par une série de tubes, le chef met là aussi la barre très haut et nous offre un dépaysement total pour des œuvres parmi les plus jouées au monde – L’Oiseau de feu dans la version de 1945 en première partie, puis la deuxième suite de Daphnis et Chloé et La Valse de Ravel en seconde. Ces pièces s’élancent toutes vers des rythmes d’ivresse et de bacchanales sensuelles et, en chaque instant, Currentzis s’empresse d’accentuer le trait et le contraste dans ses habituelles nuances de pianissimos à peine audibles, introspectifs, vers des tuttis fortissimos éruptifs et explosifs, quasi apocalyptiques.
La danse est ainsi au cœur de cette soirée avec un orchestre par ailleurs rodé à l’exercice. À chaque instant, nous sommes tenus en haleine dans une soirée haletante où la pulsation est toujours ramenée au premier plan et sous-tend le discours général grâce aux instruments qui la portent : harpe, trémolos ou jeu staccato des violons, tambour et autres percussions dans Daphnis et Chloé... On retiendra la parfaite scansion de la mélodie finale dans les accords conclusifs de L’Oiseau de feu, isolés, impeccables et implacables. Mais le premier à danser est certainement le chef depuis son pupitre dans une gestuelle tout à fait expressionniste. Tout le charme d’une danse ancestrale, moitié martiale, moitié sensuelle, toute en volupté, courbes et pulsions, en somme une sorte de kamasutra alternatif. Une danse qui pourrait être tout à fait outrancière et démonstrative si chacune de ses intentions n’étaient pas immédiatement traduites en musique par l’orchestre – et avec joie quand on observe le sourire de nombreux musiciens.
C’est que le corps-à-corps Stravinsky-Ravel fait ici des merveilles. Currentzis met tout en place pour nous faire entendre les miroitements, les motifs qui serpentent, les jeux de timbres ravéliens dans Stravinsky, et les embardées rythmiques ou le dessin archaïque de certaines mélodies propre à Stravinsky dans Ravel. Partout des idées, des atmosphères et des trouvailles textuelles constituent le deuxième point fort de ce concert après l’accent mis sur la pulsation. Comme ce geste qui consiste à étirer le fameux thème binaire glissé de La Valse aux cordes, déconstruisant la mesure à trois temps. Comme ces suspensions dans Daphnis et Chloé avant un accord qui vient éclore comme un bouton de rose et de parfums. Comme cet orchestre chaloupé, syncopé, aux limites du décalage dans la « Danse infernale » de L’Oiseau de feu.
Le tout est placé au service d’une puissance narrative et dramatique éloquente. Dès l’ouverture ouatée de L'Oiseau de feu et à chacun des nombreux solos et thèmes instrumentaux qui parcourent ces partitions, on nous raconte toujours une histoire. C’est le célèbre thème final de L'Oiseau de feu au cor, soutenu par les trémolos squelettiques puis incandescents des violons. C’est la tension dramatique autour du solo de flûte traversière dans Daphnis et Chloé.
Bien sûr, chacun de ces choix est fait sur une ligne de crête entre le sublime et le mauvais goût, le bon style et le maniérisme excessif, l’effet et le mouvement. Mais le Bolero donné en bis, dirigé du regard seul puis de quelques mouvements d’épaules, vient comme une cerise sur le gâteau, résumant à lui seul toutes les qualités présentes dans le reste du concert. Narration, pulsation et rythme, ligne de chant des solos, et, non encore évoqué, le profond sillon tracé par le phrasé des cordes, emporteront la salle dans une standing ovation bien méritée. Avec Currentzis, ça passe ou ça casse. À la sortie, on entend parler russe et grec, le monde orthodoxe s’est donné rendez-vous pour saluer le retour de l’enfant prodigue dans un concert tout sauf orthodoxe. Un avant-goût de la déflagration que promet d’être sa rencontre avec Peter Sellars en février dans Castor et Pollux à Garnier. À vos agendas !