Pour tout vous dire, on est venu à la Fondation Louis Vuitton en traînant les pieds en raison du programme : Sonate de Liszt, La Valse de Ravel pour les débuts parisiens d'un jeune pianiste inconnu... La première est trop jouée et souvent d'une façon qui la fait retomber comme un machin informe, pénible à écouter, se vengeant de tout pianiste matamore qui veut montrer ses octaves fracassantes. La Valse parce que Ravel avait demandé qu'on ne la joue pas dans sa version pour piano à deux mains, celle-là même qui sera exécutée devant Diaghilev qui refusera l’œuvre pour les Ballets russes, entraînant la rupture entre Ravel et Stravinsky qui n'aura pas eu un mot pour soutenir son ami et confrère.

Mais on n'allait pas manquer pour cela les débuts parisiens de Dominic Chamot, jeune pianiste allemand né à Cologne en 1995, récipiendaire du Premier Prix du Concours Viotti 2023 et de celui décerné par le public. Découvrant sa biographie dans le programme de salle, on se dit qu'il a tout du pianiste à concours : à quoi sert de rappeler qu'il a remporté plus de trente prix à 29 ans, si c'est pour en retenir que ses distinctions « font de lui le pianiste le plus performant de sa génération » ? « Performant » ? Vraiment ? Ce n'est pas un cheval de course.
Il entre sur scène, grand, semble à l'aise. Et c'est un artiste qui joue deux chants polonais de Chopin arrangés par Liszt. Et d'abord cette sonorité irréelle que Chamot tire du piano, au point qu'on se demande si le grand Steinway n'est pas ce soir un modèle américain ancien, tant il sonne clair et dense à la fois, lumineux avec une longueur de son dans le médium et une clarté jusque dans l'extrême grave qui ne sont pas la qualité première des modèles D de Hambourg ronds et grassouillets ! Mais non, c'est un piano européen qui sonne très différemment que d'habitude – alla grand pianiste du passé.
Il ne faut pas plus de trois secondes pour comprendre qu'on est face à un sorcier doublé d'un musicien cultivé dont l'idéal est de faire chanter les marteaux, d'édifier un discours intelligible qui intègre tous les détails, sans jamais attirer notre attention sur eux. Ils sont pourtant bien là, dans la main gauche et dans les parties intermédiaires : il les entend intérieurement et les joue à leur juste place, aidé par une pédale qu'il sait mettre... et enlever !
N'y allons pas par trop de chemins : dans la Sonate de Liszt, Chamot n'a pas cette tension souterraine qui fait avancer cette demi-heure de musique sans un instant de relâche. Pour cela, il faut que l'éloquence soit portée par une logique organique dans l'enchaînement des tempos qui doivent être, comme dans l'« Arietta » de la Sonate op. 111 de Beethoven, la conséquence les uns des autres, afin d'épouser les transformations thématiques du monument lisztien. Le pianiste est dans l'instant, mais chacun est de pure beauté, sans aucune manière ou pose. Fuyant l'extériorisation théâtrale comme l'encens de l'église, Chamot joue clair et exalte le beau, le noble, le pur avec une intégrité qui contredit un programme de récital tapageur. Mais on aimerait que ce jeune homme de 30 ans ose sortir de lui-même : son intégrité musicale le préserve des errements.
Sa Valse de Ravel fait presque oublier qu'elle est consubstantielle à l'orchestre, comme Chopin l'est du piano. La polyphonie, les ruptures, le rubato insensé des phrases refrénées, la dynamique colossale sans dureté, même dans le fracas final commencent, après le regretté Nicholas Angelich et Benjamin Grosvenor, à nous faire sérieusement penser que Ravel avait peut-être tort...
Dans les Variations Corelli de Rachmaninov, Chamot nous fait soudain penser à Mikhaïl Pletnev dont il a le calme, l'apparent détachement et la maîtrise pianistique : jouer aussi profondément dans le son, tout en étant aérien et lumineux jusque dans l'extrême grave est miraculeux. La main à plat, l'économie du geste, les bras souples, une articulation des doigts au niveau de la paume libèrent ce que l'imaginaire du musicien invente au contact d'un instrument réinventé. Jouées ainsi, avec cette pudeur expressive et cette aisance pianistique et musicale en apesanteur, ces variations s'élèvent au rang de chef-d’œuvre du XXe siècle, place que plus grand monde ne leur conteste depuis Vladimir Ashkenazy, Shura Cherkassky et Nikolaï Lugansky. Ajoutons Dominic Chamot à cette théorie prestigieuse.