D’un tel concert, l’on ressort interdit, sans savoir que dire. D’un côté, l’on vient de connaître le rare bonheur de voir de ses propres yeux l’un des très grands quatuors de ces quarante dernières années. De l’autre, c’est une immense tristesse : celle d’en avoir aussi amèrement constaté la déliquescence du geste, le délavement du timbre ; cette impression de n’avoir vu qu’une ombre, qu'un lointain fantôme d’une flamboyance passée.

Emerson. L’admirable faisceau s’est désuni. Les quatre instrumentistes qui jadis savaient si bien converger dans un même son ont désormais quelques difficultés à rassembler leurs archets dans une attaque commune. C’est pourtant ces mêmes musiciens qui, il y a moins de quinze ans, nous gratifiaient encore de concerts sans une seule bavure, nous régalant d’une clarté d'impact exceptionnelle. Ce soir, les modes de projection ne sont pas même cohérents. Le son donne l’impression de s’éparpiller dans toutes les directions.

Au niveau individuel, les performances sont inégales. L’artisanat digital est, comme toujours chez Kissin, remarquable. Le pianiste semble n’avoir aucun doigt faible, la régularité millimétrique des gammes va de soi. Seul regret, un jeu toujours univoque, qui ne laisse guère de place à quelque forme que ce soit de demi-teinte. Paul Watkins n’a certes pas le jeu hautement corsé, légèrement “dandy", du David Finckel qu’il remplace depuis 2012, mais son timbre généreux et gorgé de lumière apporte au quatuor une vitalité inespérée. Lawrence Dutton est l’un des seuls à garder à peu près intacte sa griffe passée, si ce n’est au prix de quelques légères approximations rythmiques. D’Eugene Drucker et de Philip Setzer, nous voudrions taire honteusement ce que nous avons entendu, tant ce n’est pas l’image, que nous voudrions garder de deux membres du Quatuor Emerson.

Empressons-nous d’oublier l’irrémédiable. Contentons-nous de tirer un trait et de passer à la suite. De Mozart, le Quatuor avec piano en sol mineur sera comme un long préambule. On attend patiemment que quelque-chose arrive, que le concert commence enfin, mais c’est le vide. Car si le premier mouvement allegro nous a très emphatiquement fait vivre l’humeur « soucieuse » qu’on suppose au compositeur chaque fois qu’il compose en mineur, les voix individuelles n’avaient pas le délié, l’épanouissement suffisants pour donner l’illusion du chant. Mozart veut des voix moins longues, moins de direction et plus d’inflexions naturelles : en somme, il doit toujours prendre le temps de chanter, faire de la moindre prise de parole un récitatif miniature.

L’effusion harmonique qui propulse naturellement le 1er Quatuor de Fauré le sauve des chutes de tension qui menaçaient Mozart. Le ludique scherzo, nous apporte même quelques instants de bonheur. Les musiciens presque partout s’y tiennent, observant scrupuleusement les ondulations dynamiques du texte, respectant la carrure rythmique.

Jouer Dvořák en quintette aurait nécessité moins chiche couple de violonistes. Ici, les défaillances s’entendent autant que dans Mozart. Et plus d’une fois, les musiciens succomberont à la tentation de ralentir pour mieux s’appliquer, étirant les notes, parfois jusqu’à l’auto-hypnose. S’étant un peu ankylosés dans la Dumka, ils nous enliseront avec eux, et auront toutes les peines du monde à faire décoller leur Furiant. On est loin de ce Quintette neuf et hardi, entendu au Centre de Musique de Chambre la semaine dernière et programmé jusqu'au 27 janvier, où souffle un vent d’ouest qui ferait frissonner Dvořák lui-même. Pardonnons aux Emerson la performance de ce soir, et retournons à cette belle étiquette jaune de 1994, année où le Quatuor enregistrait avec Pressler cette même œuvre...

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