Les orchestrophiles pourraient l’oublier : l’Orchestre de chambre de Paris ne se contente pas de présenter une saison de concerts symphoniques principalement répartis entre la Philharmonie et le Théâtre des Champs-Élysées. La formation propose également une saison de concerts de musique de chambre à laquelle sont régulièrement conviés les solistes invités, quand ceux-ci acceptent la difficile mission de passer en moins de 24 heures des pleins feux d'une grande salle à un répertoire intime aux enjeux plus délicats. C’est ainsi qu’après avoir donné la veille le Double Concerto pour violon, violoncelle et orchestre de Johannes Brahms au Théâtre des Champs-Élysées, Christian et Tanja Tetzlaff ont fait leur entrée sur la scène de la Salle Cortot samedi dernier, entourés de quatre solistes de l’Orchestre de chambre de Paris.

Les solistes de l'Orchestre de chambre de Paris, avec Christian et Tanja Tetzlaff
© DR Orchestre de chambre de Paris

Il suffira de quelques secondes pour comprendre qu’on va vivre une interprétation mémorable du Deuxième Sextuor à cordes de Johannes Brahms. Si l’on connaît (très) bien à Paris la personnalité brillante de Christian Tetzlaff en concerto, le violoniste allemand nous rappelle quel merveilleux chambriste il est, et plus encore quand il officie dans son répertoire de prédilection. Cet après-midi, il mène l’ensemble sans le diriger aucunement, s’attachant avant tout à fluidifier le discours et à rendre éloquents les éléments mélodiques qui nécessitent d’être joués « en-dehors » – se limitant à l’inverse sur un crin d’archet dès que sa partie ne tient plus qu’un rôle ornemental. Variant toujours les vitesses d’archet et de vibrato, le jeu de Christian Tetzlaff contribue à donner toutes ses nuances à la musique de Brahms, qui se situe aussi bien dans la lignée de Bach et Schumann (pour la science du contrepoint), Mozart (pour la richesse des idées mélodiques), Mendelssohn (pour l’esprit malicieux du scherzo) ou Beethoven (pour la puissance des contrastes et la solidité de l’architecture).

Cette interprétation totale, aux intentions transparentes, simples et pourtant rarement mises en application avec une telle facilité d’exécution, serait bien entendu impossible sans la contribution des autres membres de l’ensemble. Les solistes de l’Orchestre de chambre de Paris prouvent qu’ils ne sont pas seulement d’excellents musiciens d’orchestre mais également des chambristes de premier ordre : l’écoute de chacun est palpable – à commencer par Deborah Nemtanu, d’ordinaire Konzertmeisterin et admirable cet après-midi en second violon attentive à son voisin renommé –, l’intonation irréprochable, la texture d’ensemble parfaite, juste mélange entre homogénéité et caractérisation des voix – le mouvement lent sera à ce titre exemplaire.

Christian et Tanja Tetzlaff, l'Orchestre de chambre de Paris et Philipp von Steinaecker
© DR Orchestre de chambre de Paris

Dans le rôle du premier violoncelle, Tanja Tetzlaff montre quant à elle qu’elle est bien plus qu’une « sœur de ». Comment se fait-il que cette musicienne exceptionnelle ne soit pas davantage invitée en France indépendamment de son frère ? La veille, dans le Double Concerto, c’est déjà elle qui crève l’écran alors que Christian est un peu en-dedans : la violoncelliste épate par son jeu rond et puissant à la fois, jamais forcé, toujours ouvert à 360° aux propositions de son frère, du chef et de l’orchestre, simplement au service d’un discours musical qui va droit au but. Mais on aurait tort d’insister plus longtemps sur les qualités individuelles de ce duo : car c’est bien grâce à leur jeu collectif et modeste, qui ne cherche jamais à mettre en avant une quelconque personnalité artistique mais bien le texte, que les Tetzlaff, avec des intentions d’une rare gémellité, parviennent à donner à la musique de Brahms toute sa vitalité et sa richesse expressive.

Ce véritable Festival Brahms (qui s’achèvera demain mardi sur un troisième et dernier concert) avait été initié par Lars Vogt avant son décès et, malgré l’investissement remarquable de l’orchestre et des solistes, il faut reconnaître que l’absence du directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris s’est fait cruellement ressentir. C’est une drôle d’idée que d’avoir maintenu le samedi après-midi, en seconde partie du vaste Sextuor (et sans entracte !), le non moins copieux Quintette pour piano et cordes op. 34, interprété certes avec une belle conviction par le pianiste invité Aaron Pilsan mais loin de la complicité que pouvait entretenir Lars Vogt avec ses troupes. Quant au concert d’ouverture, il a bien mal commencé avant le concerto, avec des Variations sur un thème de Haydn tâtonnantes et déséquilibrées (cuivres bien trop forts, cordes fragiles) sous la direction insipide d’un Philipp von Steinaecker qui en fera tomber sa baguette.

L'Orchestre de chambre de Paris dirigé par Philipp von Steinaecker
© DR Orchestre de chambre de Paris

Fort heureusement, le chef est revenu de l’entracte avec des intentions tout autres, livrant une Première Symphonie de Brahms de haut vol, soulignant les inflexions, les rebonds, les tensions de la partition jusque dans des silences parfaitement soupesés, arrondissant les chorals, faisant éclater les climax, transformant en véritable drame sans paroles cette musique trop souvent résumée par les commentateurs à son architecture abstraite. Assis en première partie, les musiciens ont joué debout en seconde. Au-delà du symbole, on y a entendu un formidable regain de dynamisme : soudain les cordes ont paru soudées et puissantes, et les interventions solistes des vents (flûte, hautbois, cor notamment) se sont détachées de l’ensemble avec une éloquence digne des Tetzlaff. Il n’y a plus qu’à espérer que ce signe extérieur de résilience soit annonciateur de lendemains heureux pour un orchestre toujours orphelin de son directeur musical.

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