Ironie du calendrier, c’est sous les auspices de l’art lyrique que Gustavo Dudamel est de retour dans la capitale, après avoir mis un terme à son mandat du côté de l’Opéra de Paris de façon abrupte et anticipée l'an passé. Le pied de nez est néanmoins vite effacé par l’ambition et la singularité du projet proposé par le Los Angeles Philharmonic : d’abord parce que les auditeurs de la Philharmonie de Paris ont pu profiter d’une version mise en scène de l’œuvre ; ensuite parce que celle-ci s’adresse également au public sourd et malentendant. Si le premier élément apparaît de plus en plus régulièrement porte de Pantin (cycle Licht de Stockhausen, Einstein on the beach de Glass, Die Soldaten de Zimmermann), du moins dans cette forme embryonnaire proche de la mise en espace, le second reste encore expérimental.
Pour ce faire, Alberto Arvelo a conçu une double distribution des rôles, idéalement séparée par les costumes distinctifs de Solange Mendoza : tandis que la première s’occupe de chanter le livret, la seconde, composée de comédiens du Deaf West Theatre, le « chansigne ». Conjuguant à la langue des signes l’usage du corps, dans tout ce qu’il peut offrir d’expressif et d’incarné, mêlant danse et théâtre, pantomime et poésie, la troupe silencieuse évite l’austérité et fait entendre, aux sourds comme aux valides, la voix de l’émotion.
En outre, les mimes du Coro de Manos Blancas, parsemés ici ou là façon performance corporelle, illustrent pertinemment l’esprit de la musique, aussi bien lors des interludes purement symphoniques que lorsqu’elle accompagne les duos de Rocco et Leonore. En revanche, le clou a sans doute été enfoncé un peu loin en laissant à la langue des signes le monopole exclusif des récitatifs : privés du concours de la voix, ces dialogues d’ordinaires parlés deviennent quelque peu rébarbatifs – en dépit du nombre conséquent de coupures – et rompent l’équilibre du singspiel. La note d’intention du metteur en scène, irriguée de progressisme made in USA (Fidelio, un « appel à l’inclusion » ?), avait de quoi laisser sceptique ; le résultat, s’il ne s’apprécie pas de la même façon qu’à l’accoutumée, se savoure tout de même avec plaisir.

Il faut dire que le Los Angeles Philharmonic, dont les dimensions sont restées à taille humaine, se montre à son avantage : transparent sans rogner sur l’hédonisme, aussi alerte et bouillonnant que virtuose et fervent (quel finale !), les musiciens sont ce soir le véritable moteur de l’action qui se joue. Car si ce n’est pas dans l’opéra que le génie de Beethoven s’exprime avec le plus d’éloquence, en bon symphoniste, le compositeur n’a pas négligé son cher orchestre. En témoignent ces pages purement instrumentales, délicatement mises en valeur par un maestro plus attentif à arrondir les angles et fluidifier la narration qu’à renforcer les contrastes, souligner les ruptures dramatiques – au détriment, donc, de la vivacité des couleurs et des aspérités de la partition. À l’instar de cette ouverture que Dudamel développe de manière organique sans en estomper le caractère, le théâtre, certes fondu, reste toutefois présent pour transporter l’auditeur… sans turbulences.
Peut-être le jeu et la présence, par nature démonstratifs, des comédiens du Deaf West Theatre ont-ils réfréné les ardeurs du plateau vocal ; en tout cas celui-ci s’est maintenu à bonne distance du théâtre. Scéniquement, l’éloignement spatial des chanteurs n’a pas favorisé l’intimité entre les personnages dans leurs multiples duos ou trios, renforçant d’autant la raideur expressive des interprètes. Par exemple le Rocco timide de James Rutherford, peu crédible en patriarche, ou le Pizarro effacé de Shenyang qui ne parvient à fulminer avec une conviction suffisante. On adhère en revanche au duo introductif de Sophia Morales, qui campe une excellent Marzelline, riche en timbre comme en caractère, et David Portillo dans le rôle ingrat de Jaquino, ici looser magnifique.
Dans le rôle-titre, Tamara Wilson peine à trouver l’expressivité qui sied à son personnage de femme travestie : sa voix souple, timbrée, féline parfois, demeure ténue, sa palette de couleurs restreinte et sa Leonore convenue. Pour lui donner la réplique, Andrew Staples incarne un Florestan vigoureux, d’une énergie presque insolente, qu’on imagine difficilement fourbu ou affamé… Mais face à une telle démonstration de la part du ténor, ce soir en pleine possession de ses moyens vocaux et expressifs, on se laisse volontiers convaincre par ce Florestan survitaminé.