Dans Sur le théâtre de marionnettes, Heinrich von Kleist argue que « dans le monde organique, à mesure que la réflexion se fait plus obscure et plus faible, la grâce jaillit toujours plus rayonnante et plus souveraine », venant ainsi justifier la supériorité de ces poupées populaires sur les danseurs les plus dignes. L’ouvrage est écrit en 1810, Le Barbier de Séville créé en 1816. La proximité des deux œuvres est le lien idéal pour permettre de saisir toute la richesse, l’ingéniosité et la beauté que propose Nikolaus Habjan dans l’opéra de Rossini au Theater Basel. Le metteur en scène autrichien fait le pari de monter entièrement l’ouvrage avec des marionnettes, inspirées de personnages de la commedia dell’arte, en plus grotesques, et actionnées par les chanteurs eux-mêmes – à moins que ce ne soit l’inverse !

<i>Il barbiere di Siviglia</i> au Theater Basel &copy; Ingo Höhn
Il barbiere di Siviglia au Theater Basel
© Ingo Höhn

Car dans les duos qui unissent les chanteurs à leurs avatars scéniques, il arrive que la poupée s’autonomise (grâce à un deuxième marionnettiste) pour entrer dans un face-à-face avec son chanteur, comme lors du grand air de Rosina « Una voce poco fa », offrant d'autant plus d'épaisseur à ces « ma » rendus célèbres par Callas, qui traduisent toute la soif de liberté et le caractère de la pupille. Il arrive même que deux histoires se racontent en parallèle entre les marionnettes d’un côté et les chanteurs de l’autre, comme dans l’acte II au moment où Almaviva et Rosina s’étreignent enfin : préparée par les marionnettes, la scène est d’autant plus savoureuse avec les chanteurs qui viennent conclure !

Car toute la réussite de cette production tient en cette faculté nommée par Kleist de venir ôter à l’humain toute intentionnalité dans le geste grâce à la mécanique de la poupée. Chaque mouvement est essentialisé, faisant d’autant mieux ressortir la grâce de chaque instant et tout le comique de situation de la pièce. Comme ce moment, avant le fameux air « Una voce poco fa », où l’orchestre fait une pause et où nous percevons seulement la respiration de la poupée, et nous respirant avec elle, dans sa prison dorée ; ou lors de la scène d’Almaviva en soldat, qui entre jouant l’alcool, ici plus juste que jamais dans ce jeu de dupe.

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Il barbiere di Siviglia au Theater Basel
© Ingo Höhn

Sur scène, à jardin, le Sinfonieorchester Basel dirigé par Hélio Vida, aussi au pianoforte, est en formation super réduite : un instrument par pupitre ! Bien sûr dans l’ouverture il est difficile de jouer sur de véritables dynamiques sans un orchestre plus massif, bien sûr il manque du souffle aux célèbres crescendos… Mais l’orchestre de chambre permet de construire des assemblages presque inédits pour cette partition où l’on entend chaque instrument de manière autonome comme s’il s’agissait à chaque instant de petites parties solistes d’une banda, faisant ressortir l’aspect populaire de cette musique. Enfin, les décalages – nombreux – sont rapidement excusés, dus à la place de l’orchestre souvent loin des chanteurs et au rythme endiablé de la représentation. Le théâtre prime et cela participe à l’image de petit castelet où tout se joue intensément, en miniature.

Même grâce du côté du chant avec une troupe très jeune, essentiellement formée de membres du studio du Theater Basel dont certains qui promettent de très belles carrières. Tous relèvent l’exercice des marionnettes avec brio et amusement. La Rosina de Hope Nelson est vraiment impeccable, homogène dans la voix, endurante, agile à vous couper le souffle, avec un timbre gracieux à souhait lui permettant une palette qui va de la candeur à la rage. Retenez bien son nom !

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Il barbiere di Siviglia au Theater Basel
© Ingo Höhn

Inna Fedorii réjouit et surprend de son timbre candide en prêtant sa voix juvénile à la pourtant vieille Berta, traduisant ainsi l’énergie débordante de cette vieille femme qui a encore bien des tours dans son sac… et qui finira dans les bras de Basilio ! L’Almaviva de Ronan Caillet est noble à souhait de son ténor léger qui ne cesse de caresser la ligne mélodique. Le Figaro de Kyu Choi, hilarant, manque parfois d’un peu d’endurance vocale et de souffle comme dans la séquence rapide de son « Largo al factotum ».

Certes quelques gags sont trop appuyés ou tombent un peu à plat, certes quelques choix de spatialisation restent maladroits… Mais l’on ressort vitalisé par ce geste artistique si gracieux à l’endroit d’une musique tellement joyeuse, indémodable et qui a tant d’énergie à revendre ! Et l’on dit merci !


Le voyage de Romain a été pris en charge par le Theater Basel.

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