Désormais ex-directeur musical de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan avait connu une fin de mandat douce-amère, son Ring aux allures de bouquet final ayant été transformé (Covid-19 oblige) en une production enregistrée sans public à la Maison de la radio – on ne sait toujours pas si elle sortira au disque. Et c’est désormais son mandat au Wiener Staatsoper qui prend une drôle de tournure, le maestro ayant d’ores et déjà déclaré qu’il ne le renouvellerait pas, lassé par les productions dans lesquelles les metteurs en scène se soucient peu de musique...
Philippe Jordan prend donc ses distances avec le monde de l’opéra et, ce jeudi soir, ce n’est pas l’Orchestre National de France qui s’en plaindra. De retour dans un Auditorium plein à craquer jusqu’au dernier balcon, le chef helvète ouvre le bal en accompagnant Frank Peter Zimmermann dans le Concerto pour violon de Brahms. Quelle ironie, quand on sait à quel point Wagner – que le chef vénère – et Brahms ont longtemps été considérés comme deux antagonistes inconciliables ! Ce soir cependant, ils paraissent étrangement cousins. Car Jordan semble considérer l’opus de Brahms comme une œuvre lyrique, adoptant dans le mouvement lent un tempo allant qui permet au violon de chanter sans risquer l’asphyxie, suivant Zimmermann comme il écouterait un Siegfried ou un Tristan, attentif aux respirations du violoniste, soucieux des équilibres qu’il dose à la perfection, modérant ses troupes quand il le faut mais sans pour autant les empêcher de s’exprimer. Le chef fait en outre le choix habile de souligner l’écriture polyphonique de Brahms dans les cordes (là où tant d’autres préfèrent unifier la texture), détaillant de sa baguette les relais entre les pupitres, appuyant d’un discret signe de tête le contrepoint des seconds violons en syncopes. En résultent des pupitres homogènes mais clairs et une pâte sonore soyeuse, parfaite pour seconder le violon de Zimmermann.
De son côté, celui-ci incarne le parfait héros wagnéro-brahmsien : si la main gauche est d’une articulation à toute épreuve et le vibrato remarquable d’intensité, c’est la tenue du bras droit qui impressionne, pour sa capacité à dessiner des phrasés amples et à creuser la corde pour tirer le maximum de puissance de l’instrument, sans jamais faire saturer le son. Seul le bis paraîtra joyeusement excessif, le violoniste se livrant à une drôle de surenchère d’ornements virtuoses dans la fugue de la Partita BWV 1001 de Bach, appuyée par un archet virulent.
Si la première partie a atteint des sommets, ceux-ci seront surpassés dès les premières notes au retour de l’entracte. Le projet n’était pourtant pas sans risque : proposer la suite copieuse du Chevalier à la rose de Richard Strauss, dans une nouvelle mouture élaborée par le musicologue Tomáš Ille et Philippe Jordan himself, et dans un Auditorium à l’acoustique pas toujours clémente avec les grandes sagas symphoniques, voilà qui constituait un défi de taille ; il sera brillamment relevé. Soulignons déjà l’intelligence de la re-composition de la suite par Jordan, qui replace les fragments de l’opéra dans la chronologie de la partition originale et ajoute des moments-clés qui rendent justice à la diversité de l’œuvre de Strauss.
Mais tout cela resterait vain sans une très grande performance du National que le chef dirige avec confiance, sans partition, dans un rôle de serviteur plus que de maître de l’orchestre, s’attachant avant tout à indiquer les tempos et à contrôler les équilibres, sans démonstration de technicité inutile. Qu’a-t-il bien pu se passer en une semaine de répétitions pour que la formation de la Maison ronde se transcende à ce point ? Intonation générale irréprochable, solistes de la petite harmonie impeccables (mention spéciale à Thomas Hutchinson au hautbois solo, remarquable dès le Concerto de Brahms), cors de très haute tenue, cordes claires et nettes : dans une œuvre pourtant exigeante pour tous les pupitres, le National prouve qu’il est capable du meilleur et ajoute à cette beauté plastique un vrai sens du style, dans les valses viennoises sucrées et nostalgiques comme dans l’écriture néo-classique taillée au cordeau. Digne des grandes heures de Jordan avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, ce Chevalier à la rose inédit fait souhaiter qu’on revoie bien vite le maestro à la tête d’une phalange parisienne… non plus pour un seul concert mais bien pour un mandat !