Voici l’entracte, et c’est à se demander si le concert ne pourrait pas tout simplement s’arrêter là. Nemanja Radulović vient de livrer une performance à 360°, parfaite pour la configuration de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Le violoniste n’est pas de ces solistes-rois qui se campent devant l’orchestre, s’ancrent dans la scène et envoient frontalement leur texte comme une tirade, sans se déplacer d’un iota. Non, Radulović aime avant tout jouer avec celles et ceux qui l’entourent. Aux premières loges, les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Tout au long du Concerto d’Aram Khatchatourian, Radulović les sollicite comme un chambriste titillerait ses partenaires, en se tournant vers eux, avec ses yeux noirs et son sourire d’ange : vers le remarquable clarinettiste solo, Sébastien Koebel, avec lequel il se prête à un très bel échange d’arpèges au tout début de la grande cadence du premier mouvement ; vers les violoncelles, que Radulović accompagne de son contrechant, deux pas en retrait, humblement à l’écoute de leur thème lyrique (admirablement réalisé) ; vers les premiers violons, qu’il encourage dans leurs pizzicati bien appuyés.

Radulović n’oublie personne et certainement pas le public. Si l’on a pu craindre un déficit de projection au début de l’ouvrage, cela n’a pas duré : le violoniste a le don de raconter des histoires et, même quand il chuchote, joue sur un crin d’archet, se prive de vibrato dans une mélopée qui semble revenir à une Arménie sans âge, on se dresse pour mieux l’écouter. Car tout est éloquent et tout paraît naturel, authentique, sincère dans ce jeu très libre mais jamais à côté du texte. Tandis qu'à la baguette, Aziz Shokhakimov soigne le tempo, Radulović s’amuse des traits de virtuosité, des mesures changeantes qui prennent l’auditeur à contrepied, s’enflamme dans les passages héroïques… et se met à nu comme jamais dans les mélodies dépouillées, faisant passer le spectateur du rire aux larmes.
Ce concert venait clôturer la résidence du violoniste pendant un an à Strasbourg, et les musiciens de l'orchestre ont dû l’apprécier, à en croire l’ovation (geste rare !) qu’ils lui ont réservée à l’issue du concerto. Radulović offrira en retour deux bis à son image : d’abord un ébouriffant Caprice n° 24 de Paganini, ensuite un duo d’une très grande douceur avec Charlotte Juillard, violon solo de l’orchestre, joué face à face.
Après une telle première partie, l’auditeur le plus exigeant pouvait logiquement s’estimer rassasié, et la Cinquième Symphonie de Prokofiev qui suit paraîtra plus terne. La faute n’en revient pas à l’orchestre qui poursuit sur sa lancée : dans cette œuvre très riche où le compositeur russe associe le formidable sens du drame qui caractérise ses ballets (Roméo et Juliette) et une vraie science de l’architecture symphonique, les cuivres rayonnent, les pupitres de cordes ne cèdent pas un pouce de terrain, les solistes de la petite harmonie affirment leurs interventions avec une belle autorité, et les percussions ne sont pas en reste.
La direction d’Aziz Shokhakimov interroge davantage. Le chef ouzbek connaît la partition sur le bout des doigts, son geste ne manque pas de panache et son bras lui permet d’obtenir ce qu’il veut de l’orchestre, notamment une tension sonore impressionnante dans le premier mouvement dirigé sans baguette. Mais le maestro néglige parfois l’équilibre entre les pupitres (ce qui produit quelques tuttis quelque peu débraillés) et, surtout, se complaît dans un rôle de dompteur d’orchestre qui finit par faire du tort à l’œuvre de Prokofiev. À tenir la bride trop serrée, à insister lourdement sur des effets au risque de paraître cabotin, Shokhakimov empêche les musiciens de s’exprimer pleinement et de s'écouter librement, les phrasés de respirer, l’incarnation de se produire là où elle doit avoir lieu : dans l’orchestre et non sur le podium. Inévitablement, au fil des quatre mouvements, l'ennui finit par poindre. Ce surjeu était-il dû à un excès d’enthousiasme après une première partie galvanisante ? Il faudra revoir ce jeune chef dans d’autres circonstances, car son talent reste indubitable.