Le Théâtre des Champs-Élysées est plein jusqu'au paradis d'où émergent des têtes penchées vers la scène où s'est installé l'Orchestre philharmonique de Rotterdam. Le public est essentiellement venu pour écouter Martha Argerich jouer le Concerto n° 3 de Bartók dont elle ne savait pas trop si elle le jouerait ou non quelques jours avant de partir en tournée avec Lahav Shani... Ce n'est pas une œuvre nouvelle au répertoire de cette gamine prodigieuse, mais on le lui demande moins souvent que ceux de Ravel, Chopin ou Schumann et cela fait donc une bonne quinzaine d'années qu'elle ne l'a pas joué. Elle entre en scène, salue en souriant malgré cette ovation qu'elle apprécie autant qu'elle en redoute les excès. Elle pose sa partition sur le pupitre. Elle va jouer par cœur, en gardant un œil dessus.

Martha Argerich avec l'Orchestre philharmonique de Rotterdam © Eduardus Lee
Martha Argerich avec l'Orchestre philharmonique de Rotterdam
© Eduardus Lee

L'orchestre est en place, Lahav Shani se tourne vers ses musiciens pour diriger ce concerto longtemps mésestimé, comme son contemporain le Concerto pour orchestre, car Bartók aurait cédé dans cette œuvre « américaine » – adjectif condescendant – à un langage moins radical à la veille de mourir, et composé une œuvre taillée sur mesure pour sa femme Ditta qui n'était pas une pianiste très virtuose. Les idéologies ont cédé le pas devant les évidences : ce concerto est un chef-d’œuvre dans lequel Bartók ne renonce à rien du tout.

Shani donne le départ et la musique s'élève doucement, portée par cette première phrase interrogative et sinueuse dans laquelle la pianiste se glisse, oublieuse d'elle-même et cependant tellement présente en raison même de cette plongée dans l'orchestre avec lequel elle est, bien davantage qu'elle ne s'en extrait. Les doigts sont agiles, qu'ils effleurent le clavier ou s'incrustent dans l'ivoire pour lancer des flèches ou le marteler sans une once de dureté, malgré un piano un peu éteint. Et quand le thème revient, Argerich le joue plus cambré encore et plus claironnant. C'est prodigieux de naturel et l'Orchestre de Rotterdam est merveilleusement dirigé par Shani qui sait être partout à la fois, avec la pianiste et avec les musiciens qu'il laisse jouer. 

Cela s'entend d'autant mieux que le TCE s'est offert une nouvelle conque qui enfin donne du corps au son et préserve sa clarté tout en permettant aux contrebasses de sonner avec densité et aux vents de rester à leur place qui est au fond. Cette acoustique va faire merveille dans le si émouvant hommage à Bach de l'entame du deuxième mouvement, en magnifiant la sonorité si douce, si chantante, si implorante d'Argerich dont la technique pianistique ne réside pas dans la rapidité avec laquelle elle joue les octaves du Tchaïkovski, mais dans la maîtrise parfaite du cantabile, des timbres et des lignes de chant. Ce que font les Néerlandais, Shani et elle est admirable et indissociable. Leurs jeux fusionnent en un tout si imprévisible, naturel, intense, poétique, dominé sur le plan technique et sincère sur le plan spirituel que le silence règne dans le public jusqu'à la transe finale si vive, si dansante, à la rythmique si bartókienne...

Une ovation joyeuse nous vaut deux bis. Les feux follets de Traumes Wirren, la septième des pièces de l'Opus 12 de Schumann et la fin de Ma mère l'Oye de Ravel à quatre mains avec un chef qui nous semble être celui avec lequel Argerich s'entend spontanément le mieux depuis la disparition d'Abbado et d'Ozawa.

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Lahav Shani dirige l'Orchestre philharmonique de Rotterdam
© Eduardus Lee

En première partie du concert, Shani avait dirigé Con Spirito de Joey Roukens (né en 1982) qui sonne comme un hommage à John Adams, à Bartók et à Leonard Bernstein regardant l'Amérique latine depuis Manhattan – c'est dire si ces douze minutes sont foisonnantes et agréables à écouter ! Il a choisi pour conclure la Symphonie « du Nouveau Monde » de Dvořák. Tout est juste sur le plan musical : tempos, rythmes, phrasés, équilibres entre pupitres... Rien n'est souligné, tout chante – les pizzicati des contrebasses et violoncelles dans le « Largo » ! – et cette symphonie devient en quelque sorte une petite sœur de celles d'un Brahms qui serait lui aussi passé par les Amériques. Dans vingt ans, c'est pour Lahav Shani qu'on se précipitera au TCE. Mais n'attendons pas pour fêter un grand grand chef d'orchestre dont le retour est vivement souhaité – et qu'on aimerait vraiment avoir à demeure à Paris.

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