La place Stravinsky est noire de monde mais le voilà qui fend la foule, s’avance à ma rencontre et lance aussitôt la discussion sur mon dernier compte-rendu, avant même qu’on ait déterminé dans quel café se tiendra notre entretien. L’ancien violoncelliste de l’excellent Quatuor Arod va vite. En 2021, quelques mois seulement après avoir quitté le quatuor, Samy Rachid remportait le Deuxième Prix du Concours international de direction d'orchestre de Tokyo. Et le voici désormais chef assistant du prestigieux Boston Symphony Orchestra. Mais ce grand gaillard aux bras longs n’a pas pris la grosse tête. De passage à Paris, il en profitera ce soir pour aller écouter l’orchestre d’amateurs de haut niveau dont il fut brièvement le directeur musical. Pour l’heure il s’attable, commande avec gourmandise une crème brûlée et guette ma première question.

Il se trouve que je connais Samy Rachid depuis longtemps : quand nous étions encore étudiants, nous avons fait partie du même groupe de musique de chambre lors de la session d’été 2012 de l’Orchestre Français des Jeunes. Je lui rappelle nos répétitions et à quel point il avait des idées très claires, très précises sur le Quintette op. 111 de Brahms et son interprétation. Il ne le disait pas à l’époque, mais songeait-il déjà à devenir chef d’orchestre ? Il éclate de rire. « J’étais si pénible que cela ? » Puis redevient sérieux : « Quand j’ai commencé la musique, c’était pour devenir chef. Mais au fil de mes études de violoncelle, l’instrument a pris le dessus. Après être entré au Conservatoire de Paris, j’ai songé à intégrer la classe d’initiation à la direction d’orchestre mais c’est alors que l’aventure du Quatuor Arod a commencé ». Il bifurque : « Je crois beaucoup au destin. Je me suis donc dit que mon destin était d’être quartettiste, que je jouais un répertoire génial, que j’étais à ma place ».
La pandémie de Covid-19 va tout faire basculer : « Je me suis rendu compte que non, profondément, je ne voulais pas être violoncelliste ». La crème brûlée arrive. « Pendant l’automne 2020, quand l’activité musicale a commencé à reprendre, j’ai pris ma décision. Je savais qu'après il serait trop tard ». En janvier 2021, il quitte le quatuor et commence à prendre des cours de direction d’orchestre avec, déjà, le Concours de Tokyo en ligne de mire. Et la conscience du risque qu’il prend : « J’avais très peur, je repartais vraiment à zéro. C’était un gros pari, le pari d’une vie ».
Le désormais ex-violoncelliste fourbit ses nouvelles armes auprès de Mathieu Herzog qui, avant lui, a pareillement troqué l’archet du quartettiste (ex-Quatuor Ébène) pour la baguette du chef. « C’était complètement naturel puisque je savais qu’il était déjà passé par tout cela, ces moments qui allaient chambouler ma vie. Et c’était mon professeur de quatuor, un pédagogue exceptionnel, il me connaissait par cœur, il savait déjà tous mes travers. Je savais qu’il pouvait m’emmener dans la bonne direction ».
Mais pourquoi se risquer à un concours international à l’autre bout du monde alors qu’il n’était jamais encore monté sur un podium face à un orchestre ? « J’avais besoin de faire mes preuves, de savoir où je me situais dans ce monde des jeunes chefs qui est tellement concurrentiel. J’aime les challenges et je suis attaché aux traditions, c’était important de reprendre les schémas du passé, ceux qu'ont suivi les grands chefs du siècle dernier, qui ont franchi les étapes les unes après les autres, en se distinguant à des grands concours, en passant par le rôle de chef assistant… »
Va pour Tokyo. Mais avant cela, il s’envole pour Prague et une master classe qui lui permettra de faire coup double, d’accélérer sa préparation et de réaliser une vidéo, sésame obligatoire pour s’inscrire au concours japonais. C’est là qu’il fait face pour la première fois à un orchestre. Il secoue la tête : « Tu ne peux pas imaginer le choc que j’ai vécu. J’étais incapable d’analyser d’où venaient les sons. Je voyais bien les cordes, les vents, les cuivres mais mon oreille était incapable, elle n'était pas éduquée pour cela ! J’ai été très mauvais ce jour-là ». Samy Rachid a alors 27 ans, une carrière de quartettiste derrière lui et une tempête de points d’interrogation sous son crâne.
Aujourd’hui, il se montre déjà capable d’un recul étonnant, faisant avec franchise la part des choses entre ce qu’il imaginait du métier de chef et ce en quoi celui-ci consiste réellement : « Étant quartettiste, donc en charge avec mes trois collègues de notre propre interprétation, je pensais que tout allait être rondement mené à la baguette, que je comprenais la musique de Beethoven parce que je l’avais jouée en quatuor… Mais en réalité, ce n’était pas cela du tout ! Je me retrouvais face à une page blanche, à devoir abandonner mes aprioris sur les compositeurs et vraiment essayer de comprendre les partitions que j’avais en face de moi, comprendre la psychologie des orchestres et des musiciens parce que ce ne sont pas des gens avec lesquels tu passes ta vie – contrairement aux collègues en quatuor. J’avais donc à abandonner entièrement ma manière d’aborder la musique ».
La page blanche ne le restera pas longtemps. On devine la force mentale dont le bonhomme est capable. À Prague, il redresse la tête. « Il était hors de question que je quitte cette master classe comme une pauvre petite chose toute tremblante ! » Et il se retrousse les manches. « Ce qui est génial quand tu commences la direction, c’est qu’à chaque fois que tu es devant un orchestre, tu apprends de nouvelles choses. Tu te poses des questions, tu apprends de tes erreurs, chaque nouvelle fois est meilleure que la précédente, ta progression est très forte… Bon, en même temps, quand tu pars de zéro, tu ne peux que faire des progrès ! », reconnaît-il en étouffant un rire dans une bouchée de crème brûlée.
De zéro à Deuxième Prix de Tokyo, les progrès forcent tout de même l’admiration. Il les explique par un travail acharné, dans des conditions particulières : « On était en plein Covid-19, avec une quarantaine obligée de quinze jours avant de commencer le concours, dans une chambre d’hôtel où j’ai vécu comme un moine ». Le moine en sort le couteau entre les dents et connaîtra le succès que l’on sait. Avec une philosophie nouvelle, qu’il recommande aux futurs candidats : « Il ne faut pas se poser de question ! Il faut y aller à fond, être heureux du simple fait d’être sélectionné, de se retrouver sur un podium face à un orchestre merveilleux, dans une salle à l’acoustique exceptionnelle… Tout est incroyablement bien organisé là-bas, on bénéficie de conditions extraordinaires. Quand j’ai su que j’étais qualifié pour la finale, je n’ai eu plus qu’un seul désir : faire de la belle musique avec l’orchestre ».
À Tokyo, le phénix Samy Rachid renaît de ses cendres pragoises. Mais le lauréat a le triomphe modeste : « C’est aussi à Tokyo que j’ai réalisé à quel point la route allait être longue pour arriver à ce que j’aspirais en tant que chef. Tout était filmé donc j’ai pu revoir mes épreuves après le concours, avec toutes les bonnes choses bien sûr mais aussi et surtout toutes les erreurs, tout ce qu’il me restait à faire ! » Selon sa propre expression, il « remet ses gants de boxe » et remonte sur le ring des podiums. Décroche un poste de chef assistant à l’Opéra national du Rhin, tente de doubler la mise à un autre concours international – sans succès, il échoue aux portes de la finale. Mais un membre du jury le remarque : Anthony Fogg, artistic administrator du Boston Symphony Orchestra, lui glisse sa carte de visite… et l’invitera un an plus tard à auditionner pour le poste de chef assistant, qu’il décroche.
La seconde vie de Samy Rachid se transforme en rêve éveillé. En poste outre-Atlantique depuis octobre 2023, il manque de superlatifs : « L’orchestre est d’un tel niveau ! C’est l’un des plus vieux orchestres américains, qui a une tradition, une histoire, un répertoire de commandes extraordinaires. Ce qui me rend fou à chaque fois que je vais travailler là-bas, ce sont les archives. Il faut se rappeler que le Concerto pour orchestre de Bartók est une commande du Boston Symphony, la Turangalîla-Symphonie aussi, une quantité d’œuvres de Dutilleux, de Bernstein… Le mois dernier, l’orchestre jouait Le Chasseur maudit de César Franck. Il se trouve qu’ils ont la partition de Charles Munch dans leurs archives ; dans celle-ci, à un endroit, on peut lire l’écriture manuscrite de Munch : “modifié par le compositeur”. Quand tu lis cela, tu réalises que tu es face à l’origine du monde en quelque sorte pour cette œuvre ! C’est phénoménal d’avoir accès à tout cela ».
Et le violoncelle, dans tout cela ? « En trois ans, j’ai dû en jouer une heure ! » Mais cela ne lui manque pas : « Je n’ai jamais eu l’impression de ne plus faire de musique, au contraire ! En réalité, même si la technique de la direction d’orchestre est une vraie discipline qu’il faut entretenir, ce n’est rien à côté de la technique instrumentale qui est un exercice quotidien particulièrement exigeant. Donc je fais encore plus de musique ! ». La crème brûlée est finie mais son appétit musical n’est visiblement pas rassasié ; on attend la suite du menu du chef avec impatience.
Les candidatures pour le Concours international de direction d’orchestre de Tokyo 2024 sont ouvertes du 5 février au 9 mai.
Cet article a été sponsorisé par le Concours international de direction d'orchestre de Tokyo.