Quelle riche idée d’avoir programmé Don Quichotte de Jules Massenet en ouverture de saison de l’Opéra de Lausanne ! L’œuvre, créée en 1910 à l’Opéra de Monte-Carlo, appartient à la dernière période du compositeur stéphanois et témoigne d’une impressionnante liberté de ton, d’intrigue et de composition. Composite dans la forme, elliptique dans l’intrigue, hétéroclite par l’expression des genres musicaux et le ton général employés, cette « comédie héroïque », queue de comète d’un romantisme expirant, détonne et décontenance par son refus de toute forme opératique canonique telle qu’héritée du XIXe siècle. Hirsute et génialement bancale, à l’image de son héros éponyme, elle en devient ainsi un fascinant champ théâtral des possibles contemporains.

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Don Quichotte à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

Le ton, c’est d’abord cette ironie presque permanente qui accompagne le duo principal. Sans y prendre garde, elle nous fait basculer dans l’émotion pure et sincère, comme lors de l’acte IV quand Sancho défend son maître, interpellant le public, soutenu par un orchestre soudainement très lyrique. À la baguette, Laurent Campellone tout feu tout flamme fait cependant souvent le choix de survitaminer l’Orchestre de Chambre de Lausanne au détriment d’une lecture plus fouillée et nuancée, et ce malgré de beaux moments solistes mis en exergue. Ce ton : il en va aussi de ces termes délicieusement désuets comme ces « mon gros » et « mon grand » dont ils s’affublent répétitivement.

Le Sancho de Marc Barrard est plus vrai que nature tant il incarne justement ce fat attentionné et doux, tout droit sorti d’un film de Pagnol ou de Renoir, figure à mi-chemin entre Raimu et Michel Simon. La voix est désormais frêle mais toujours bien chantante, et on y entendrait presque Simon dans « l’herbe tendre ».

<i>Don Quichotte</i> à l'Opéra de Lausanne &copy; Carole Parodi / Opéra de Lausanne
Don Quichotte à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

C’est la différence avec le Don Quichotte de Nicolas Courjal, qui compose beaucoup et parfois maladroitement. Il est peu aidé par la direction d’acteur, comme lors de l’ouverture du spectacle où il joue au fou en remuant sa canne en tous sens ; on grince des dents... Son timbre sombre et profond rappelle la voix de Chaliapine, créateur du rôle, sans la ligne mélodique, projetant souvent à l’excès ses aigus, ce qui est dommageable dans cette œuvre où les thèmes mélodiques, dessinés sur parfois deux mesures, méritent d’immédiatement nous attraper. Il s’avère cependant captivant dans les nuances piano, proche du parler-chanter (l’adresse à Dulcinée de l’acte IV), ou quand la partie chant disparait carrément, au profit de la parole, comme si elle n’avait pas été écrite – autre incongruité heureuse de l’œuvre.

Le livret a aussi cette richesse de proposer un personnage féminin qui ne termine ni déchue, ni bafouée, ni morte, qui choisit sa vie sans être publiquement condamnée. Le costume d’espagnole fantasmée à mini-jupe et froufrou rouge de la Dulcinée de Stéphanie d’Oustrac n’abonde pas en ce sens, mais son jeu nous convainc d’une liberté de ton – là encore – qui fait mouche à chaque réplique. Dans la suite de sa merveilleuse Carmen aixoise, elle confirme ses talents de comédienne hors pair qui sait d’abord jouer avec sa voix et les mots, libre et présente en chaque instant. Détendue et évidente, elle impressionne également lors de sa descente en trapèze depuis les cintres.

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Don Quichotte à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

Et c’est toujours ce même ton, entre sublime et ridicule, que la mise en scène de Bruno Ravella ne parvient à saisir que de manière intermittente. La scène du poème à Dulcinée avec cette avalanche de phrases depuis les cintres, ou celle des bandits hâtivement acquis à la cause de Don Quichotte fonctionnent, augmentant son délire. Mais on reste très sceptique devant le kitsch de la scène des moulins avec ces mains et ces jambes géantes peu mobiles. Tout s’y épuise vite à coups de canne en l’air. Si encore il frappait pour de vrai…

L’errance qui suit jusqu’à la scène des bandits n’en sera que plus longue. Depuis un carré scénique en suspension, nous sommes dans la tête de Don Quichotte, pris dans des spirales lumineuses d’un très bel effet, relevant tant du cirque que du music-hall : parallèle heureux dans un opéra où l’on pourrait aussi musicalement être à un récital de chanson française à Bobino – l’émouvante sérénade de Don Quichotte à l’acte I ou la chanson de Dulcinée à l’acte IV. Mais faire de Don Quichotte un fou ne relève pas d’une trouvaille dramaturgique des plus passionnantes… Ou alors eût-il fallu aller beaucoup plus loin.

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Don Quichotte à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi / Opéra de Lausanne

Scéniquement, on reste sur sa faim. Mais ce Don Quichotte est la véritable promesse d’une saison d’œuvres rares dans la capitale vaudoise, qui ne peut que fidéliser notre curiosité.

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