Tréteaux, brechtienne et servante : voici l’habituelle Trinité théâtrale de Jean-François Sivadier, metteur en scène de la Carmen présentée à l’Opéra de Lausanne et précédemment créée à Lille et Caen. Les tréteaux, c’est ce rêve d’un théâtre nu, populaire, rehaussé par des planches surélevées, dans l’urgence d’une adresse au public. La brechtienne est ce rideau de fortune qu’utilisait le maître allemand de la « distanciation », et qui par antonomase lui a donné son nom : façon de jouer le théâtre tout en le dénonçant et en montrant que l’on joue. La servante est ce pied métallique surmonté d’une ampoule que l’on allume sur scène pour veiller sur le théâtre quand celui-ci s’est vidé de ses occupants mortels.

<i>Carmen</i> à l'Opéra de Lausanne &copy; Carole Parodi
Carmen à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi

La conjugaison des trois, c’est la promesse d’un théâtre incandescent, inflammable à chaque instant, sur le qui-vive, à l’image de l’entrée du public qui se fait avec les chanteurs déjà sur scène, sur « place » (la même que celle qui ouvre Carmen) et qui attendent le moment de jouer. Ou plutôt jouant déjà à moitié, par leurs simples présences, à travers quelques interactions : bribes de fictions qui trouvent leurs équivalences dans l’habit de lumière d’Escamillo qui pend, face à nous ; ou encore les tables de bar et quelques accessoires, prêts à s’activer au besoin. C’est tout et c’est assez, l’imaginaire fera le reste.

En parfait pyromane, Sivadier sait provoquer l’étincelle, dirigeant les chanteurs au cordeau pour offrir à cette Carmen une dimension comique tout à fait originale et bienvenue. Le théâtre, défait de son superflu, se joue ici comme dans une arène : face à face, corps à corps. Vraiment : on s’empoigne, on s’invective, on se moque, on se bouscule… Ça grouille d’idées de jeu qu’il serait vain d’énumérer, permettant à la scène de prendre vie devant nous, quoique dans un projet global très classique qui tend à s’épuiser sur la longueur, notamment sur le dernier acte. Deux gestes essentialisent Carmen, répétés ad libitum par les hommes bien sûr, les femmes, mais aussi les enfants, mimétiques : l’action de gominer les cheveux des deux mains puis l’allumage d’une cigarette.

Loading image...
Carmen à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi

Le renfort des personnages secondaires est essentiel à ce petit jeu : Loïc Félix en Dancaïre, aux dreadlocks et aux idées fumantes, Yanis Skouta en Lillas Pastia, veste en cuir et incisive en plomb, passeur de drogue et bistroquier, Raphaël Brémard en Remendado, façon Gentil Organisateur un peu dépassé par la tournure des évènements. Ils sont parfaits et peuvent s’appuyer sur l’efficacité des parties parlées ici habilement réécrites, vrais moments de théâtre « sivadien » s’il en est. Le langage y est volontairement quelque fois suranné comme lorsque les militaires, sorte de GI’s en permission, invectivent l’autre sexe d’un « alors les filles ! », sorte de film français des années 50 sur la Libération de Paris dialogué par Audiard. Le Chœur de l’Opéra de Lausanne, enjoué par une mise en scène qui lui offre comme rarement l’espace pour exister, mérite une mention spéciale d’engagement et de précision.

Quant à nos héros, Carmen (Antoinette Dennefeld) et Don José (Edgaras Montvidas), ils font un duo idéalement dépareillé. Lui brut de décoffrage, jouant même une certaine sauvagerie dans sa voix notamment sur des glissandos ou des aigus (« je te tiens fille damnée »), mais sachant aussi manier la voix de tête ; elle, définitive, autoritaire avec aplomb (« non je ne te céderai pas ») mais pouvant habilement et régulièrement créer certains rubatos avec l’orchestre pour insuffler ce qu’il faut de souveraineté au rôle. L’Orchestre de Chambre de Lausanne dirigé par Jean-Marie Zeitouni suit parfaitement ce beau monde, avec feu et emphase, sans pourtant parvenir à trouver légèreté, variété voire théâtralité dans la partition : les derniers accords, comme exemptés de basse et de vibrato, nous apparaitront même dévitalisés.

Loading image...
Carmen à l'Opéra de Lausanne
© Carole Parodi

Philippe Sly en Escamillo réussit l’exploit de nous passionner de ses nuances et de son timbre exceptionnellement chaud… partout en dehors de son grand air, que Bizet qualifiait lui-même de « merde », ici comme hors de propos. Hors de propos aussi les évocations de la mère de Don José par Micaëla, où 150 ans de succès de Carmen n’auront visiblement pas réussi à déniaiser ses scènes. Adriana González y travaille vaillamment pourtant, à grand renfort de coup de couteau et d’aigus parfois un peu trop volontaires et surprojetés. Dans le fond, c’est que la question du féminicide ne semble pas spécialement intéresser Sivadier. C’est son choix.

Et malgré l’efficacité de ce spectacle, on se surprend à ressortir de cette représentation comme face à un objet très consensuel, qui ne renouvelle que trop peu la lecture d’une œuvre et de ses moteurs dramaturgiques principaux, autour de personnages féminins archétypaux où les déhanchés répétés varient assez peu le présupposé sensuel dans Carmen

****1