Didon et Énée de Purcell au Grand Théâtre de Genève, avec Emmanuelle Haïm et Franck Chartier aux commandes, c’est là une des dernières productions rescapées des années Covid-19. Donnée en streaming lors de la saison 2020-2021, la production est cette fois-ci présentée en vrai au public pour la première fois. On qualifiera volontiers cette production de monumentale, tant par son ambition que dans sa réalisation. Faire appel à Franck Chartier de la célèbre compagnie belge Peeping Tom, à l’une des références de l’interprétation baroque Emmanuelle Haïm, accompagnée de son orchestre Le Concert d’Astrée pour monter ce chef-d’œuvre, invitait assurément sur le papier à une proposition explosive. Mais il en va parfois des rencontres artistiques comme de certaines rencontres amoureuses, le surplus d’attente crée la déception.

<i>Didon et Énée</i> au Grand Théâtre de Genève &copy; Magali Dougados
Didon et Énée au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

Sur scène, s’offre à nous l’intérieur d’un château royal, habité par une reine en déshérence, incarnée par la comédienne Eurudike de Beul, double d’une Didon sur le tard, faite de souvenirs tenaces, de rancœurs macérées et de rêves de chant échoués. Dans la partie supérieure du décor, un hémicycle tient lieu de Chambre des lords où la reine-comédienne viendra y prononcer ses discours d’affection à son peuple, que figure l’excellent Chœur du Grand Théâtre. Tout autour d’elle s’affairent ses domestiques, un Énée idéalisé et une Belinda dévouée. Voilà pour la face A de l’action, la partie jouée, double d’une face B où, assis sur les fauteuils du salon de la chambre royale, ou en front de scène à d’autres moments, ou encore prenant part à quelques actions scéniques, évoluent les chanteurs, incarnant les personnages originaux de l’opéra.

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Didon et Énée au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

Face A donc, tout le discours habituel de Peeping Tom fait de ces corps qui se contorsionnent au milieu d’une action réaliste, pour illustrer, prolonger ou déréaliser cette même action. C’est une forme d’absurde à la façon du metteur en scène suisse Christoph Marthaler, en plus expressionniste, plus maniéré, donc moins existentiel et plus superficiel sans doute. Certes l’humour et la poésie affleurent toujours, comme cette bulle narrative où Romeu Runa, fidèle de la compagnie belge, vient emprisonner dans la paume de ses mains la mélodie que chante Énée, le rendant muet. Celle-ci s’en échappe, tombe par terre, où un domestique l’écrase par inadvertance. Il se tourne vers Eurudike De Beul : « la mélodie est cassée ». Tout est très mélancolique dans ce monde finissant qui s’effrite et s’ensable.

Mais très vite, on parvient de moins en moins à relier l’histoire de Purcell – cette reine trouvant l’amour dans son héros de Carthage qui l’abandonnera par devoir – et toutes les digressions rajoutées ici. Les faces A et B s’alternent et deviennent toujours plus irréconciliables, opaques, jusqu’à nous perdre dans un surplus d’effets, de sketchs corporels et d’ajouts narratifs. Quand, dans la dernière séquence, le décor s’ouvre sur le retour/départ d’Énée ensanglanté, éclairé en contre-jour, présenté selon les codes du giallo, on sourit, certes, mais voilà déjà un moment qu’on a abandonné toute recherche de cohérence dramaturgique.

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Didon et Énée au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

Aussi parce qu’entre les faces A et B, chaque retour musical à Purcell fait l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. C’est une autre curiosité liée au projet : deux chefs pour un même pupitre. Emmanuelle Haïm (presque) toujours avec Purcell, Atsushi Sakai sur scène au violoncelle ou dirigeant dans la fosse ses compositions faites de longues plages de trémolos aux cordes, aux attaques marquées, musique très hollywoodienne, jouant à fond un suspens qui ne se résout jamais et s’épuise très vite. En face, Haïm ne reprend guère la balle au bond et entre les ralentis scéniques et les nappes musicales de Sakai, Purcell s’étiole et s’enlise progressivement dans des lambeaux musicaux certes très mélancoliques – là encore – mais anecdotiques. Ici, le fragment détourne de l’ensemble plus que de le susciter.

C’est même la musicalité générale de l’ouvrage qui en pâtit face à un projet scénique très esthétisant et grandiloquent, parfait dans sa réalisation mais qui en devient lisse, sans aspérité aucune. Les chanteurs ne sont plus que l’ombre de leur personnage, dessinés comme un souvenir, d’une beauté froide et lisse. Ainsi d’un Jarrett Ott pourtant tout à fait convaincant vocalement, dans son « O solitude ». Mais les chants passent sans nous marquer. Et quand Marie-Claude Chappuis en arrive à la tant attendue lamentation de Didon, la voix manque terriblement de soutien et de legato pour parvenir à passer la rampe émotionnelle.

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Didon et Énée au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados

En quittant le Grand Théâtre, le mot désincarné s’impose ; paradoxal pour un spectacle à ce point corporel et sur une musique à ce point charnelle.    

 

Le déplacement de Romain a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève. 

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