« Mon nom signifie en réalité “Monsieur Arabe de l'Est” », m'explique le chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui, alors qu'il évoque les différentes facettes de son identité. Il sort à l'instant d'une répétition pour son prochain ballet, Bal impérial, au Grand Théâtre de Genève où il est directeur du ballet depuis 2022.

Sidi Larbi Cherkaoui © Grand Théâtre de Genève
Sidi Larbi Cherkaoui
© Grand Théâtre de Genève

« Quand j'étais jeune, cette identité multiple me permettait de percevoir le monde en étant un peu en dehors de lui... Je devais expliquer que mon nom était arabe, mais que je n'avais pas l'air arabe. Il y avait cette friction entre ce que j'étais et ce à quoi je ressemblais. De plus, je suis homosexuel et il y avait en moi un aspect féminin qui ne cadrait pas avec le monde. Il y avait en moi une grande ambiguïté. Je vis à la frontière des choses. »

Devenir chorégraphe a permis à Cherkaoui de donner un sens à un monde qui en était dénué. « Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de pouvoir voir et vivre la même chose à l'infini. C'est pourquoi j'aime tant travailler sur d'anciens projets. Ils me permettent de revivre le passé dans le présent, comme un souvenir vivant. Pour moi, la danse est un souvenir vivant. »

Pour Cherkaoui, la chorégraphie entremêle souvent le passé, le présent et l'avenir. Deux de ses projets récents rendent hommage à sa mère flamande et à son père marocain. « Mon père est parti en Belgique pour avoir une vie meilleure mais personne ne le prenait au sérieux, alors il a travaillé de ses mains. C'est pourquoi il était contre le fait que je travaille dans les arts et me demandait de faire quelque chose de “sérieux” ; mais l'art est la chose la plus sérieuse que je puisse faire. »

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Sidi Larbi Cherkaoui en répétition au Grand Théâtre de Genève
© Gregory Batardon | GTG

Il considère que c'est sa mère qui l'a sauvé. « Je me souviens qu'elle m'a dit : “Il y a des gens qui t'aiment, et je veux que tu existes.” Cela a été un immense cadeau pour moi de découvrir que j'avais une valeur au-delà de moi-même. »

Cherkaoui n'a pas peur de ses cicatrices, ni de les dévoiler. Sa nouvelle production, Bal impérial, sur une musique de Johann Strauss II, dépasse le monde des prétentions aristocratiques pour révéler des blessures ouvertes. « Sous la surface, il y a beaucoup d'insécurité. La prétention devient une armure que l'on met autour des choses très sensibles et des blessures qui ne sont pas guéries. Mais sous ce vernis, on est vraiment blessé. Et c'est là le vrai soi. Et montrer cela vous place dans une position très vulnérable. Mais cela vous place également dans une position d'honnêteté et de transparence. »

Le projet explore également la distinction entre bal et ballet. « On vient voir le ballet de manière passive. Mais le bal est une danse sociale. On vient pour participer et il faut connaître les codes. Cela oblige tout le monde à être sur la même longueur d'onde : tout le monde fait les mêmes pas, regarde dans la même direction. C'est un peu comme à la guerre... Il y a quelque chose de fasciste, tant dans le bal que dans la guerre, avec la mise en place des soldats : tout le monde est dans la même position et suit le même rythme. C'est le rythme qui est conçu pour conquérir. C'est quelque chose qui vous submerge et s'empare de vous. »

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Bal impérial en répétition au Grand Théâtre de Genève
© Gregory Batardon | GTG

Pour ce projet, Cherkaoui travaille avec Tim Yip, costumier connu entre autres pour son travail sur le film d'arts martiaux Tigre et Dragon. « Il déconstruit l'ancien pour créer quelque chose de nouveau. C'est un véritable artiste moderne. » L'invitation pour ce projet est venue de Vienne, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Strauss II, le « roi de la valse ». « Ce n'est pas le genre de musique avec lequel je travaille habituellement. Elle est bien sûr très connue. Je suis curieux de voir comment les gens réagiront aux images que j'ai créées pour accompagner cette musique, étant donné qu'ils ont peut-être déjà leurs propres images en tête. »

Bal impérial n'est pas la seule production à laquelle travaille Cherkaoui actuellement. « La logistique est un peu particulière », explique-t-il, alors qu'il énumère la « conjonction » de ses multiples projets : Idoménée pour le Grand Théâtre de Luxembourg ; son propre projet, Ihsane, qui sera en tournée au Canada en octobre ; et les reprises à Genève de Pelléas et Mélisande (2018) et Boléro (2013), cette dernière étant associée à Bal impérial.

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Pelléas et Mélisande au Grand Théâtre de Genève
© Magali Dougados | GTG

Il avoue que ce n'est pas toujours son choix d'avoir autant de projets en parallèle. « Je dois accepter que mes projets aient leur propre vie, et je dois simplement les diriger comme un chef d'orchestre et être à plusieurs endroits à la fois. » Pour cela, il remercie la technologie qui lui permet d'être actif dans plusieurs fuseaux horaires simultanément. Néanmoins, il doit parfois déléguer, comme pour la prochaine tournée américaine de Sutra, cette fameuse création de 2008 pour laquelle il avait collaboré avec Antony Gormley et les moines Shaolin.

Parmi d'autres collaborateurs extraordinaires, Pelléas et Boléro l'ont vu travailler avec le metteur en scène et chorégraphe franco-belge Damien Jalet, qui a également chorégraphié le film Emilia Pérez, nommé aux Oscars, et avec la célèbre artiste conceptuelle et performeuse serbe Marina Abramović.

Je demande à Cherkaoui comment il choisit ses projets. « Je pense que c'est généralement par amour du sujet. Ou parce que quelque chose dans le sujet me touche particulièrement. Dans Pelléas, c'était le mystère de Mélisande et la musique incroyable, aérienne de Debussy. » Il a été séduit par la résilience et la lucidité de Mélisande. « Cela m'a fait penser à des artistes comme Marina [Abramović] qui ont une lucidité similaire. Et souvent, cette lucidité peut apparaître comme de la folie. Mais en réalité, ils voient plus clairement que les autres. En tant qu'homme queer, je suis attiré par cette forme de lucidité profonde, à la limite de la folie. »

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Pelléas et Mélisande à Genève
© Magali Dougados | GTG

Le nouveau spectacle commence avec Boléro, comme « une réalité de type galactique. Avec Marina et Damien, nous avons parlé de l'idée d'une galaxie : l'espace et la lumière... Nous voulions que tous les danseurs brillent de la même manière, sans centre. » Vient ensuite la Terre avec Bal impérial et son récit onirique. « Ici, je me concentre sur la théâtralité et la musicalité, et peut-être sur une forme de commentaire sur la façon dont nous nous traitons les uns les autres. Il y aura donc une sorte d'élite reconnaissable, et une décadence qui finit par s'effondrer, et tout cela pourrait être considéré comme une narration. Mais pour moi, c'est très intuitif. C'est plutôt une réalité de type onirique. Disons que Boléro traite de l'espace et du temps, et Bal impérial de la terre. »

Cherkaoui a réussi à trouver de la vulnérabilité voire du danger dans la musique de Johann Strauss II. « Strauss avait un désir sincère de rassembler les gens, mais en même temps, il vivait dans un monde où l'Empire au service duquel il se trouvait était devenu extrêmement problématique. Il évitait toutes les questions réelles qui se posaient tout juste à l'extérieur de ces lieux où tout semblait aller pour le mieux. Je pense beaucoup à cela : en tant qu'artiste, je ne suis plus autant dans la vie réelle qu'avant. Comment puis-je trouver un lien avec la vie réelle ? »

Pourtant, il se trouve en désaccord avec Strauss. « Je trouve que son art reflète ses peurs. Il compose dans des modes majeurs, comme s'il ne voulait pas mourir, comme s'il avait peur de la mort. C'est exactement le contraire de moi. Je pense que je meurs constamment dans mon travail. Mon travail est toujours une façon de dire au revoir. Comme si j'étais déjà mort et que chaque jour était donc un bonus pour moi ».

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Bal impérial en répétition à Genève
© Gregory Batardon | GTG

La mort est également au cœur du Boléro. « Avec Damien et Marina, nous avons convenu d'aller jusqu'au bout, comme un orgasme qui nous mène à la mort. Nous commençons avec des voiles noirs, presque comme des êtres spirituels qui tournent en orbite, et lentement, ils se dévoilent. Ils deviennent de plus en plus transparents. » Ils révèlent des costumes couleur chair, semblables à des squelettes, comme s'ils exposaient leur être intérieur. « Ils montrent leur humanité. L'idée est de passer d'un être spirituel à un être très physique. » Cela se traduit par une physicalité entre les danseurs. Alors qu'au début, ils tournent simplement l'un autour de l'autre, ils sont progressivement attirés l'un vers l'autre, et à la fin, ils sont enlacés, mais ils doivent finalement se lâcher. « La fin est très abrupte. »

Les réponses de Cherkaoui sont aussi fluides que sa chorégraphie, passant rapidement et parfois sans répit d'une idée à l'autre. Mais au cœur de tout cela se trouve l'idée d'aller vers les autres et de guérir par la danse. « J'aime tous les styles de danse. Mais celui que je préfère est peut-être le tango. Il est intime mais, en même temps, il est comme une consolation. Et c'est peut-être aussi ce que je recherche dans la danse : être consolé. Parce que la vie est dure, courte et pleine de moments d'instabilité. Je cherche à trouver une stabilité à travers la danse. »

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La chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui dans Pelléas et Mélisande
© Magali Dougados | GTG

Pendant que nous discutons, la lumière au sous-sol du bâtiment du Théâtre s'est éteinte. Cherkaoui semble ne faire qu'un avec l'obscurité qui l'entoure. Un autre rendez-vous l'attend, puis un autre encore. Nous terminons donc notre conversation alors qu'il quitte le bâtiment et s'enfonce dans les rues ; tout semble irréel et flou dans les teintes de la lumière du soir. Il me parle de son projet de collaboration avec des compositeurs contemporains, tels que Dmitris Skallys, de son idée d'un projet sur la démocratie, et de ce qu'il admire chez ses collaborateurs, tels qu'Abramović et Gormley. « Ils offrent au monde une façon très particulière d'être conscient de notre individualité et de l'idée d'être humain. Ce sont des personnes qui m'inspirent vraiment à essayer, en tant que chorégraphe, de faire les choses sous cet angle, pour rester très fidèle à moi-même. »


Sidi Larbi Cherkaoui en tant que chorégraphe est à l'affiche de Pelléas et Mélisande au Grand Théâtre de Genève du 26 octobre au 4 novembre.

Bal impérial et Boléro de Cherkaoui seront donnés du 19 au 25 novembre.

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Cet article a été sponsorisé par le Grand Théâtre de Genève et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.