On ne s’aperçoit pas immédiatement en entrant dans l’église de Saanen que le concert a déjà commencé. Au début, il n’y a qu’une note de basse, tenue par les deux violoncelles de la Camerata Bern sur scène. Puis le public fait silence et des phrases mélodiques de deux violons nous parviennent, par salves, depuis le fond de l’église. C’est le Kol Nidre de John Zorn : tension infinie entre temps et éternité, ouverture et appel d’une forme opératique à venir. Comme Bach lovait le public entre deux chœurs pour la création de sa Passion selon saint Matthieu, comme le Bernin a architecturé la place Saint-Pierre à Rome en deux bras destinés à accueillir les fidèles, Patricia Kopatchinskaja enlace dès le début le spectateur du Gstaad Menuhin Festival, dans un geste artistique protéiforme, profondément généreux et personnel, sous le signe de la foi et de la transcendance.
C’est qu’elle ne rend pas la vie facile aux commentateurs, tant ses propositions témoignent d’une originalité bienvenue dans le monde de la musique classique. À quoi avons-nous assisté en ce samedi soir dans cette paisible et verdoyante vallée de l’Oberland bernois ? Un concert ? Un récital ? Une performance visuelle et musicale ? Un opéra de chambre ? Un plaidoyer politique et spirituel ? Certainement un peu de tout cela de la part de la virtuose du violon aussi transformée pour l’occasion en cheffe d’orchestre, metteuse en scène et performeuse.
Rien d’un vulgaire pot-pourri en tout cas, tant chaque instant est habité par une croyance, une foi inextinguible aux capacités communiantes, cathartiques et émotives de la musique. On le voit dans l’engagement de Kopatchinskaja, aux limites techniques de son instrument avec un archet qui perd ses crins au fil de la soirée. On le voit aux regards bienveillants et complices portés à l’assistance. On le voit aux impeccables relais qui s'opèrent avec les musiciens de la Camerata Bern : ils en deviennent le prolongement de son bras, elle qui les oriente – plus que dirige – par simples inclinaisons de la tête. On le voit enfin à travers les contrastes si marqués, les lignes narratives si claires et la théâtralité si juste de son jeu.
La première partie, plus politique qu’elle ne paraît, tente un rapprochement des cultures slaves orientales et occidentales, dissolvant avec maestria les frontières entre musique dite contemporaine et chants traditionnels. On voit ainsi cohabiter le Concerto funèbre de Karl Amadeus Hartmann, « musique de deuil » inspirée par l’invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis, le Chant des martyrs de la révolution russe (cité dans l’œuvre de Hartmann), un chant de paix juif Eliyahu Hanavi et un traditionnel polonais Dwa serduszka. Le violon de Kopatchinskaja se fait d’abord klezmer ou tzigane. Le vibrato est extrêmement serré dans les suraigus, les rythmes sont chaloupés ou syncopés, le chant du violon est toujours aux limites de la fracture tonale ou mélodique, d’un archet écrasé ou à peine frotté. L’humour est là aussi, au détour d’une gamme descendante ou lors des réponses de l’orchestre. Moite ou sec, ductile ou rêche, lyrique ou rustre, le jeu de Kopatchinskaja devient l’équivalent des trois chanteuses polonaises, de leurs voix pleines si caractéristiques, entre trilles et projection nasale, accompagnées par l’accordéon mélancolique de Wieslaw Pipczynski.
La seconde partie se présente comme une profession de foi, introduite par un arrangement essentiellement en pizzicati du Kyrie de la Messe de Nostre Dame de Machaut, puis alternant des chorals de Bach et le Polyptyque pour violon et deux petits orchestres du compositeur suisse Frank Martin. En arrière-plan, la projection des tableaux de la Passion de Duccio di Buoninsegna (dont est issu le Polyptyque) avait tout pour lasser mais le dispositif convainc par sa simplicité. Un Polyptyque tantôt narratif (« Image de Gethsémané »), tantôt témoignant d’un impressionnisme tardif (« Image de la chambre haute »), tantôt oppressant, sorte de réminiscence d’un quatuor de Chostakovitch (« Image de Judas »). L'acmé de cette passion christique est très certainement le stupéfiant Crux de Luboš Fišer, duo avec un percussionniste devant la crucifixion de Buoninsegna, où les ostinatos du violon et le long crescendo des timbales nous saisissent d’effroi.

Une soirée constellée de nombreuses trouvailles, inventions et gestes solennels, comme les entrées et sorties depuis la salle, qui viennent guider le spectateur vers un profond sentiment de recueillement, d’admiration et de foi. On retiendra notamment le choral « Als Jesus Christus in der Nacht », pivot de la seconde partie, entièrement chuchoté par l’orchestre (!) ou le choral « O grosse Lieb », repris en chœur par tout le public. Rare et précieux moment de communion.