Pouvez-vous nous parler de votre propre parcours, en tant que metteur en scène de théâtre et d'opéra ?

J'ai commencé comme acteur, à l'École supérieure d'acteurs de Liège. Mais je me suis tourné très tôt vers la mise en scène de pièces de théâtre. J'ai commencé à écrire à partir de matériaux documentaires – comme en anthropologie. Autrement dit, je menais des entretiens et je collectais d'autres matériaux à partir desquels je créais une histoire. J'ai également exploré une quantité de nouvelles technologies – il y a 20 ans, c'était la vidéo mais, aujourd'hui, cela évolue vers de nombreux formats plus transdisciplinaires.

Le documentaire a été la base de ma démarche, puis je me suis mis à travailler avec des acteurs non professionnels, pour vraiment placer la vie sur scène. J'ai aussi commencé à travailler avec de la musique, notamment au LOD muziektheater de Gand – j'ai collaboré avec Daan Janssens sur Menuet, et récemment nous avons à nouveau travaillé ensemble, avec l'Opéra de Flandre, sur Brodeck, le premier opéra dont j'ai écrit le livret.

Mariana Flores dans <i>Seasons</i> &copy; Fabrice Murgia
Mariana Flores dans Seasons
© Fabrice Murgia

Ensuite, avec Leonardo García-Alarcón, j'ai pu pour la première fois mettre en scène un opéra classique, une œuvre historique : Il palazzo incantato (Le Palais enchanté) de Luigi Rossi. Je pense que Leonardo a beaucoup apprécié la façon dont j'ai envisagé le matériau d'un point de vue contemporain. Nous avons dû « écrire par-dessus » ce qui était déjà écrit, pour ainsi dire, car il s'agit d'un des tout premiers opéras, qui donne très peu d'indications pour le public d'aujourd'hui – il est extrêmement baroque. Dans les premiers opéras, la première scène était toujours le prologue des Muses, annonçant ce qui allait se passer. Dans la production, nous avons beaucoup travaillé avec des caméras et des vidéos – nous pouvons raconter beaucoup d'histoires derrière ce qui se passe sur scène. 

Quel type de spectacle est Seasons ? Comment combine-t-il différentes formes d'art sur scène ?

Après Il palazzo incantato, Leonardo et moi avons développé Seasons comme une sorte de ciné-concert. Nous voulions créer des portraits de la vie à Genève, avec trois écrans sur scène : trois portraits de résidents imaginaires de la Cité Universitaire, le complexe qui abrite La Cité Bleue.

On a tissé une relation très sensible entre la musique et ce qui se passe dans les images : la musique souligne le film, mais il existe aussi une interaction entre les deux. C'est presque comme une danse, très chorégraphique, avec tous les éléments visuels.

Pouvez-vous nous parler un peu du scénario du spectacle ? Quels sont les personnages, dans quelles situations se trouvent-ils ?

Les trois écrans ne sont pas directement liés aux trois personnages, ils se déplacent entre eux. Lorsque vous regardez le bâtiment, vous y voyez de nombreux individus les uns à côté des autres, seuls dans chacun de leurs logements – très proches les uns des autres, très connectés, mais en même temps très seuls.

L'idée était donc de présenter les portraits de trois personnages : le premier des trois personnages est Mariana, une femme qui emménage seule dans un nouvel appartement vide, après une relation toxique. Elle est également confrontée à de nombreux troubles neurologiques. Chaque personnage est en train de perdre un sens. S'ils pouvaient se rencontrer, ils pourraient peut-être se compléter, mais cela n'arrive jamais dans l'histoire.

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Arezki Aït-Hamou dans Seasons
© Fabrice Murgia

Le deuxième personnage est Arezki, un jeune homme qui sort de prison. Il porte un bracelet électronique et tente de se réinsérer, tout en étant confronté à une nouvelle forme de prison dans le monde extérieur – et il est en train de perdre ses capacités auditives.

Le troisième personnage, TK, perd la vue. Il vit dans son appartement dans un monde presque entièrement virtuel, avec un casque VR. Il est toujours partagé entre son refuge dans ce monde virtuel et la nécessité de sortir.

Ces trois personnages vivent chacun quelque chose de très différent, mais ils sont aussi tous les trois dans le même processus de perte d'un sens – et leurs histoires se croisent. Par exemple, Arezki est un livreur Uber Eats, et il livre une pizza à TK...

La Cité Bleue est un lieu très récent, qui n'a ouvert ses portes qu'à l'hiver 2023. Est-ce que vous avez essayé de développer une approche spécifiquement adaptée au lieu ?

Le projet consistait en effet à travailler spécifiquement à La Cité Bleue, un espace très spécial, situé au sein de la Cité Universitaire de Genève. Des gens du monde entier viennent y étudier. Je viens de Bruxelles, donc cet aspect international ne m'est pas étranger. On y parle beaucoup de langues, il y a beaucoup de cultures différentes. Et puis il y a la forme physique du bâtiment, la façon dont il est orienté et organisé, avec des cultures qui se rencontrent de façon surprenante. Mais le spectacle n'a pas pour but de dire quelque chose de très théorique sur tout cela, il s'agit plutôt de créer des portraits de personnes et, par extension, un portrait de tout un bâtiment et de toute une ville.

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La Cité Universitaire de Genève
© Fabrice Murgia

Les sources musicales utilisées dans le spectacle sont extrêmement variées, allant de Barbara Strozzi et Henry Purcell à Piazzolla et au tango argentin, en passant par Billy Joel et les Black Eyed Peas. Comment avez-vous abordé un corpus musical aussi vaste ?

Nous avons d'abord choisi les interprètes : nous voulions un trio de chanteurs. Nous voulions vraiment retravailler avec Mariana Flores, qui vient du monde de l'opéra mais qui connaît aussi la musique sud-américaine, le tango, etc. Nous voulions ensuite trouver deux autres artistes : Arezki est issu de la culture nord-africaine, kabyle, et du hip-hop. Et puis, nous avons trouvé TK Russell, originaire du Congo – son style vocal englobe la soul, le funk etc., et il est également danseur.

Nous voulions explorer les répertoires de ces trois artistes et j'ai voulu faire ces portraits en m'appuyant sur eux : les personnages s'inspirent de leurs univers personnels, et de leurs univers musicaux. Ils sont au cœur de l'œuvre.

Parfois, les univers se mélangent et se chevauchent. Imaginez que je sois chez moi, dans mon appartement, en train de prendre mon petit-déjeuner, alors qu'à l'étage en-dessous se déroule une autre histoire, peut-être une bagarre entre deux personnes, et que la musique que j'écoute soit la bande-son de cette situation. C'est le jeu : passer d'une situation à l'autre avec la même bande-son.

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TK Russell dans Seasons
© Fabrice Murgia

Pouvez-vous nous parler des films dans le spectacle ? Comment est-ce qu'ils s'insèrent dans l'action sur scène ?

Pour ce spectacle, nous avons d'abord décidé de la bande-son – vraiment comme une playlist. À partir de là, je me suis nourri de l'énergie de ces compositions successives et j'ai écrit trois histoires. J'ai imaginé des personnes qui ne se connaissaient pas, mais qui écoutaient la même playlist. J'ai commencé à travailler avec cette partition musicale et à la combiner avec des images.

Comme pour un opéra, la musique a été le point de départ de notre élaboration de storyboards. Nous insérions des sections silencieuses, où la musique s'arrêtait et où le film se poursuivait seul. À d'autres moments, le film s'arrête et nous nous retrouvons avec un seul personnage sur scène. C'est fascinant quand un personnage qu'on a vu à l'écran, dans une image très cinématographique, se retrouve soudain sur scène devant nous. Cela peut produire quelque chose qui est impossible au cinéma : nous placer face aux personnages. Le dernier endroit au monde où l'on trouve cela, c'est le théâtre – des gens directement en face d'autres gens.

Cela devient alors un jeu de situations, comme un jeu de Lego. J'avais le scénario, les choses importantes que je devais filmer (ce que je fais actuellement), mais je sais que tous mes plans changeront lorsque j'entendrai les arrangements musicaux et que je commencerai à travailler au montage. C'est comme un jeu : vous devez connaître les cartes que vous avez en main. Si vous connaissez vos cartes, vous savez ce que vous pouvez changer. Si vous faites toujours seulement ce que vous avez prévu, cela ne marche pas – mais vous devez savoir avec quoi vous jouez.

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Arezki Aït-Hamou
© Fabrice Murgia

Quel lien faites-vous entre la musique, le théâtre musical et nos vies, telles que nous les vivons aujourd'hui ?

Nous vivons dans une société – notre société occidentale – de désenchantement, de désacralisation. L'art et la musique peuvent contribuer à combler nos besoins cathartiques. Seasons parle de cela – de la façon dont ces personnages ont besoin de trouver un refuge, de se retirer de ce monde. Ils n'en ont pas la possibilité, à cause de toutes leurs responsabilités, de l'endroit où ils vivent, de toute la pression sociale qui pèse sur leurs épaules. Cela semble assez simple d'une certaine façon, mais la musique est une porte, une échappatoire pour tant de gens. Compte tenu de tout ce qu'offrent tous ces services de streaming, c'est incroyable ce que nous avons à portée de main. Et créer de la musique n'est qu'un autre niveau de ce processus.

C'est comme la bande-son de votre vie : lorsque vous mettez de la musique dans une certaine situation, vous ne savez pas si vous vivez votre vie ou si vous vivez le film de votre vie. J'espère que ce spectacle permettra au public d'entrer dans une solitude, parallèlement aux modes de vie de ces trois êtres humains.


Seasons est présenté à La Cité Bleue à Genève du 25 au 29 octobre.

Cet article a été sponsorisé par La Cité Bleue et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.