Les gens de ce monde sont comme trois papillons devant la flamme d'une bougie. Le premier papillon s'approcha et prétendit avoir trouvé le sens de l'amour. Le deuxième s'approcha encore plus près, brûlant ses ailes, et prétendit avoir compris les douleurs de l'amour. Le troisième se dirigea directement vers la flamme et fut consumé par elle. Il prit la couleur de la flamme et ne fit plus qu'un avec l'être aimé.
Multi-instrumentiste et compositeur, Keyvan Chemirani raconte cette parabole, attribuée au poète soufi persan du XIIe siècle Attar, alors que nous discutons de son prochain projet intitulé Sufi's Saraband à La Cité Bleue à Genève. Je me souviens moi-même de l'image du papillon et de la bougie qui ornait la couverture de nombreux cahiers scolaires en Iran. En réalité, ces métaphores et ces symboles sont intimement liés à l'identité même de tout Iranien.

Mais Chemirani, né à Paris d'une mère française et d'un père iranien, est étonnamment réticent à faire valoir son identité iranienne. Et ce n'est pas la seule chose pour laquelle il fait preuve de modestie. Depuis son domicile à Montreuil, dans la banlieue parisienne, il me donne l'impression d'être quelqu'un que je connais depuis des années. Passant immédiatement au tutoiement, il m'interroge sur mes origines et rayonne lorsqu'il apprend que je suis née et ai grandi à Téhéran. À propos de sa propre famille, il me dit : « Notre iranité venait de mon père et de la façon dont il menait sa vie dans notre maison du sud de la France. Son mode de vie était donc tout ce que nous connaissions de l'Iran ».
Ce n'est que des années plus tard que Keyvan, son frère percussionniste Bijan et leur père Djamchid, maître renommé du zarb (ou tombak, tambour iranien en forme de gobelet), se sont rendus en Iran pour tourner un film sur leur famille. Le documentaire d'Yves de Peretti, Hâl (mot persan et arabe signifiant un état d'extase et d'élévation spirituelle), suit les Chemirani alors que le père, qui s'était installé en France dans les années 1960 pour étudier les mathématiques, retourne en Iran et fait découvrir le pays à ses deux fils.
« Papa était très secret, et c'est probablement l'une des principales raisons pour lesquelles mon frère et moi avons commencé à apprendre le zarb avec lui. Dès que nous avons commencé, il nous a transmis cette culture avec une grande générosité. » Chemirani se souvient également de la foi forte mais profondément personnelle de son père. « De nos jours, il y a une telle vague anti-musulmane que chaque fois que je suis interviewé, j'insiste pour dire ceci : mon père était musulman, ma mère était catholique. Et ils ont vécu ensemble dans l'amour pendant longtemps. Si vous avez de l'amour, rien n'empêche des personnes de religions différentes de vivre ensemble. »
Cette pluralité et cette cohabitation pacifiques ont influencé la musique et la création musicale de Keyvan. Bien que ses principaux instruments, le zarb et le santour, soient profondément liés à la musique modale traditionnelle persane, Chemirani s'intéresse avant tout à rapprocher l'Orient et l'Occident, l'ancien et le nouveau. « J'ai eu la chance d'avoir chez moi un grand maître de la percussion qui nous a transmis les éléments de ce langage. C'est ce qui me nourrit. Mon objectif est de m'enrichir de cette musique, mais aussi d'autres musiques, du baroque au jazz en passant par le flamenco ».
« Je n'ai jamais choisi ma voie, explique Chemirani, c'est elle qui m'a façonné. Ce que je veux dire, c'est que les rencontres humaines sont parfois bien plus importantes que les rencontres musicales. » L'un des musiciens avec lesquels Chemirani collabore dans Sufi's Saraband est le luthiste Thomas Dunford. « Nous avons eu un coup de foudre immédiat », dit-il. La première fois qu'ils se sont rencontrés, c'était dans le cadre d'un projet de la Cappella Mediterranea dirigée par le chef d'orchestre argentin Leonardo García-Alarcón : l'oratorio Il diluvio universale du compositeur du XVIIe siècle Michelangelo Falvetti. Inspiré par le milieu pluraliste dans lequel vivait le compositeur sicilien, García-Alarcón a invité Chemirani et ses percussions persanes à rejoindre l'ensemble dont Dunford faisait également partie.
La collaboration avec des musiciens baroques a également permis à Chemirani de remarquer les affinités entre les musiques « orientales » et baroques. « Bien sûr, il existe de nombreuses différences. La verticalité et l'harmonie du baroque n'ont pas leur place dans la musique modale orientale. Mais la douceur et la chaleur des instruments, ainsi que l'importance des ornements et de l'improvisation, sont autant de points communs », explique-t-il.
Il précise qu'il n'a jamais l'intention de « dénaturer » la musique. « Je ne vais pas demander à un musicien baroque de jouer comme le ferait un musicien iranien ou indien, cela n'aurait aucun sens. Au contraire, j'aime faire jouer ces musiques ensemble, comme dans un jeu de miroirs, tout en conservant leur singularité et leur authenticité. » Il a trouvé des partenaires idéaux en Dunford et le claveciniste Jean Rondeau, avec lesquels il a créé le trio Jasmin Toccata.
Son projet actuel, Sufi's Saraband, qui sera créé à Genève en octobre 2025, s'inscrit dans cette continuité. Il met en vedette le Modal Experience Ensemble, un groupe récemment formé et à géométrie variable, composé de quelques musiciens permanents et d'invités réguliers. « J'ai pensé que ce serait formidable d'avoir des mélodistes issus de la musique orientale, mais sans être trop centré géographiquement sur une seule région. »
Comme son titre l'indique, le programme met en musique et en danse l'art du poète soufi Mawlānā Rumi (1207-1273). « Le message de ces grands poètes soufis semble vraiment important aujourd'hui. C'étaient des individus qui avaient un lien avec le sacré, mais qui avaient aussi une grande philosophie de libération ; qui d'autre que Rumi ? En fin de compte, ce qui me semblait le plus urgent, c'était d'avoir cette philosophie de l'amour. Plus que tout, ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'amour. » Il éclate soudain de rire, comme s'il entendait ses propres paroles. « Quand je dis cela, cela semble cliché, non ? Mais c'est vrai. »
L'autre poète mise à l'honneur est la grande écrivaine persane moderne Forugh Farrokhzad (1934-1967). Par son ouverture d'esprit sur la sensualité et la sexualité féminines, la poésie de Farrokhzad était avant-gardiste. Même si, comparés à la spiritualité de Rumi, les vers de Farrokhzad représentent une facette différente de l'amour, Chemirani a décidé de les inclure, notamment pour rendre hommage au mouvement Femme-Vie-Liberté en Iran. « Forugh a été la première féministe. Je voulais ouvrir une voie un peu plus contemporaine, qui résonne avec un chemin vers une liberté différente. »
Chemirani n'a aucun doute quant à l'engagement des artistes dans les questions contemporaines. « Beaucoup se demandent si un artiste doit être engagé politiquement. Pour moi, cela ne fait aucun doute. Bien sûr que les artistes doivent être engagés politiquement. Cela n'a aucun sens de faire de la musique sur son petit nuage. Bien sûr qu'il faut être bouleversé par ce qui se passe à Gaza, et qu'il faut le dénoncer. Ne rien dire, c'est mal. Ne pas prendre position aujourd'hui, c'est prendre position, et pas dans le bon sens. »
« Je ne dirais pas que le programme [de mon dernier projet] est politique, ajoute Chemirani. Mais bien sûr, il faut être au fait de ce qui se passe dans le monde, y compris en politique. » Je l'interroge sur la place prépondérante des femmes dans Sufi’s Saraband ; la chanteuse et la danseuse sont toutes deux des femmes. « Ce qui m'intéresse avant tout, c'est l'humanité, plutôt que l'idéologie ou le genre. Je travaille avec des personnes qui me touchent. Et si ce sont des femmes, qu'il en soit ainsi. »
La partie dansée du programme reproduit le samā, qui renvoie souvent au mouvement giratoire des derviches tourneurs. Mais plus qu'une simple danse, le samā est un moyen de méditation et de transcendance spirituelle. « J'ai trouvé formidable qu'une femme interprète cette danse. Lorsque Rana [Gorgani] la danse, elle dégage une telle force ! »
La chanteuse du projet, Aida Nosrat, a déjà travaillé avec Chemirani lors de la reprise de son opéra Negar, à Montpellier, qui met en scène deux femmes iraniennes prises dans un triangle amoureux dans le contexte oppressif du pays. Dans Sufi’s Saraband, Nosrat chantera les paroles de Rumi et Farrokhzad. « C'est une personne d'une grande générosité et d'une grande flexibilité. Elle est également iranienne, donc elle connaît la langue. Plus encore que Forugh, Rumi a beaucoup travaillé sur le rythme de la langue. Je tenais vraiment à avoir une Iranienne qui comprenne ce rythme. »
Les mots et le mouvement s'associent également dans une technique qu'il a baptisée « musicalligraphie », qui consiste à projeter en vidéo des calligraphies persanes représentant certains mots clés des poèmes. « Il y a cette danse et cette esthétique du qalam [une plume en roseau persane] sur le papier. C'est une autre façon de s'immerger dans la culture persane. »
Je rassemble mon courage pour poser la question qui me trotte dans la tête depuis le début, d'autant plus que Chemirani a mentionné la question de l'authenticité à plusieurs reprises au cours de notre conversation. Lui reproche-t-on parfois de s'approprier une culture sur laquelle il n'a pas un droit de naissance ? Peut-il revendiquer le soufisme et Rumi ? Après tout, la poésie de Rumi est difficile, même pour un locuteur natif, ce qu'il n'est pas.
À ma grande surprise, il s'illumine. « J'adore cette question ! Vous ne pouvez pas imaginer à quel point cette question de l'authenticité me revient souvent. Une chose qui est vraiment importante pour moi, c'est qu'il ne faut jamais essentialiser les gens. Pour moi, c'est une grave erreur. Nous sommes complexes, nous sommes multiples. Nous avons des caractères contradictoires. Nous sommes contradictoires. Et nous sommes attirés par des choses qui sont en contradiction... Le dialogue interculturel n'est ni l'un ni l'autre et ne prétend même pas être l'un ou l'autre, ni même entre les deux... »
« Quand on parle d'authenticité, pour moi, l'important n'est pas d'être authentique envers Rumi. C'est notre authenticité, notre sincérité. C'est nous qui devons être authentiques envers nous-mêmes. Nous ne devons pas faire quelque chose parce que cela marche. Nous devons le faire parce que nous le ressentons en nous. En ce sens, nous devons être authentiques. » Difficile d'imaginer une réponse plus convaincante.
Keyvan Chemirani jouera Sufi’s Saraband à La Cité Bleue à Genève les 28 et 29 Octobre.
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Cet article a été sponsorisé par La Cité Bleue et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.

