« Il faudra d'abord qu'ils sachent ce qu'est une péri », s'amuse la cheffe d'orchestre Laurence Equilbey, lorsque je lui demande ce qu'il faut savoir si l'on assiste pour la première fois à l'oratorio Le Paradis et la Péri de Robert Schumann. On vous pardonnera de ne pas connaître le superhéros le moins connu de l'Antiquité : il n'y a jamais eu de blockbuster sur le surnaturel perse. On vous pardonnera également d'avoir manqué jusqu'à présent l'oratorio laïc qui a donné un coup de fouet à la réputation internationale de Schumann de son vivant ; Simon Rattle l'a qualifié de « plus grand chef-d'œuvre dont vous n'avez jamais entendu parler ».

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Le Paradis et la Péri : illustration conceptuelle
© Federico Buzzoni

Commençons donc par cette péri. « Dans la mythologie perse, explique Equilbey, les péris sont souvent décrites comme des créatures ailées de lumière et de beauté, et elles habitent un espace intermédiaire entre les royaumes céleste et terrestre, symbolisant la quête spirituelle et l'idéal de rédemption. Il est important de comprendre cela dès le départ afin de s'immerger pleinement dans l'histoire de cette péri, qui cherche à se faire ouvrir les portes du Paradis ».

Le jour où nous nous rencontrons en visioconférence, nous nous sentons toutes à bonne distance du paradis. Equilbey est à Paris, la réalisatrice Daniela Kerck est à Vienne et je suis à Lewes, mais le temps est le même, gris et froid, et deux d'entre nous sur trois ont la grippe. Entre toux et éternuements, nous faisons de notre mieux pour évoquer l'arrivée de « Schumann comme vous ne l'avez jamais vu » (c'est ce que dit la publicité). La production sera mise en scène en mai à La Seine Musicale, la spectaculaire salle conçue par Shigeru-Ban qui s'élève comme un orbe céleste de l'Île Seguin, dans la banlieue ouest de Paris. Sur ce site occupé autrefois par une usine Renault, La Seine Musicale accueille en tant qu'ensemble en résidence Insula orchestra, la formation d'Equilbey, dont la spécialité est d'offrir des interprétations historiquement informées de la musique baroque et préromantique aux publics d'aujourd'hui, dans toute leur diversité.

Illustration du <i>Paradis et la Péri</i> de Thomas Moore &copy; Public domain | Internet Archive
Illustration du Paradis et la Péri de Thomas Moore
© Public domain | Internet Archive

Le Paradis et la Péri s'inspire d'une des quatre histoires de l'épopée orientaliste Lalla Rookh, écrite en 1817 par le poète irlandais Thomas Moore, qui avait suivi le conseil de Byron de « regarder vers l'est ». Pour entrer au Paradis, la pauvre péri en question doit apporter un cadeau pour obtenir le pardon, ce qui l'oblige à voyager jusqu'au bout du monde en passant, par exemple, par les îles des Parfums, la vallée de Rosette, diverses oasis de verdure parfumées, en croisant le tyran Gazna et ses sbires, et même des abeilles de Palestine. Après de nombreuses recherches – et quelques rencontres vraiment étonnantes –, la péri recueille la seule et unique larme d'une pécheresse repentie et voilà *, elle est acceptée. Phénomène littéraire de l'époque (Longman a avancé la somme inouïe de 3.000 livres sterling, soit environ le quart d'un million aujourd'hui), le poème de Moore s'est inscrit de manière si indélébile dans la conscience populaire qu'un siècle après sa publication, même Leopold Bloom, l'antihéros de l'Ulysse de James Joyce, se verra refuser l'accès à un royaume meilleur lorsqu'un tramway l'empêchera d'apercevoir les sous-vêtements d'une femme qu'il attendait depuis si longtemps.

Mais nous sautons quelques étapes. Dans cette histoire d'une âme en quête d'un au-delà, Robert Schumann a vu quelque chose qui allait s'avérer être une avancée capitale. « C'est une œuvre importante qui apparaît à un moment crucial de la carrière de Schumann, explique Equilbey. Il a commencé à composer en 1841, je crois, à une époque où il essayait de redéfinir son rôle de compositeur, alors qu'il obtenait de plus en plus de reconnaissance publique. Il s'investit dans de grandes formes pour orchestre, chœur et solistes, mais destinées à la salle de concert, dans le but évident de se préparer à une ambition plus grande encore : composer un opéra en allemand. Cette œuvre marque donc l'ouverture d'une nouvelle perspective, et Schumann en était très, très satisfait, au point de la considérer comme sa plus grande réussite ». Clara Schumann est d'accord, écrivant qu'elle pense que cette œuvre est la chose la plus magnifique qu'il ait jamais écrite.

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Esquisse de Schumann pour Le Paradis et la Péri, finale
© Public domain | IMSLP

Schumann avait créé une forme innovante qui, selon Equilbey, « attira l'attention de Wagner, avec son tissu musical continu qui rompt avec la distinction traditionnelle entre arias et récitatifs, ainsi qu'avec la segmentation en numéros indépendants. Il aimait à dire qu'il s'agissait d'un oratorio pour les gens heureux, pas pour les religieux. Un oratorio laïc empreint de spiritualité et d'humanisme ».

Semblable à la construction d'une Passion de Bach, avec des narrateurs et des personnages qui marquent une distinction entre l'intrigue racontée et l'intrigue mise en scène, cette extravagance exotique représente un défi irrésistible pour la metteuse en scène Daniela Kerck et sa collaboratrice, la vidéaste Astrid Steiner. Ensemble, elles ont déjà créé l'extraordinaire expérience visuelle immersive que fut Oryx and Crake de Søren Nils Eichberg pour le Hessisches Staatstheater Wiesbaden en 2023. L'art vidéo de Steiner habille la métaphysique d'une cape de visibilité, créant une autre dimension sur scène.

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Daniela Kerck et Astrid Steiner présentent des dessins conceptuels
© Daria Moudrolioubova | Insula orchestra

« Nous ne pouvons pas illustrer le récit qui est déjà chanté, explique Kerck. Il faut trouver des histoires intermédiaires ». Les répétitions n'ont pas encore commencé lorsque nous discutons, mais certaines décisions cruciales ont été prises. Une partie du décor consistera en un mur géant constitué de LED, « une sorte de boîte magique, une boîte où des choses vont se passer, explique Kerck, qui feront partie intégrante de l'intrigue. C'est formidable d'avoir l'occasion de mettre en scène cette pièce. Tout est possible ».

La partition, quant à elle, est fermement ancrée dans l'Europe du début du XIXe siècle, comme l'explique Equilbey. « Bien sûr, je suis une fan d'instruments historiques car j'ai étudié à Vienne pendant deux ans avec Nikolaus Harnoncourt. Choisir des instruments d'époque, c'est chercher à se rapprocher le plus possible des sons que le compositeur avait en tête et de l'univers sonore de l'époque à laquelle les œuvres ont été créées ».

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Laurence Equilbey dirige Insula orchestra
© Julien Benhamou

« Les équilibres dans l'orchestre sont profondément liés à la facture instrumentale de l'époque et aussi parfois aux timbres inégaux des instruments et à leurs limites, mais également, et peut-être surtout, à leur poésie et à leurs couleurs riches et subtiles. Le mélange des bois est remarquablement homogène lorsqu'on utilise des instruments du XIXe siècle. Quant aux cuivres naturels, que Schumann emploie aux côtés d'instruments chromatiques plus proches des cuivres modernes, leur hauteur est modulée par le contrôle du souffle et la tension des lèvres. Parfois, un pupitre de vents peut ressembler à un orgue ».

L'évolution de la facture des instruments à vent à l'époque où Schumann écrivait Le Paradis et la Péri signifie que cette sonorité spécifique, au seuil d'une nouvelle ère, évoque un sens aigu de la musique. De même, la conception et les costumes, selon Kerck, incarneront « une approche intemporelle et poétique, qui tire son inspiration de l'ère romantique », mais qui permettra au public d'accéder à l'esprit de l'époque avec une sensibilité contemporaine.

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Le Paradis et la Péri : concept scénique
© Daniela Kerck / Astrid Steiner

Même si nous considérons aujourd'hui l'orientalisme de l'époque romantique avec un regard post-colonial, nous vivons – semble-t-il – une fois de plus à une époque où, peut-être effrayés par la réalité, nous voulons nous immerger dans nos imaginaires. Je mentionne que mes étudiants universitaires sont obsédés par les récits fantastiques et que les quêtes de rédemption dans d'autres mondes construits de manière complexe constituent leur habitat naturel. « Je pense que la façon dont Schumann traite le thème de l'orientalisme est tout à fait unique, déclare Equilbey. Il ne s'agit pas tant d'exotisme que de la recherche, dans un ailleurs lointain, des racines mêmes de l'âme humaine ».


Insula orchestra interprètera 
Le Paradis et la Péri de Robert Schumann à La Seine Musicale du 14 au 17 mai et au Musikverein de Vienne le 30 mai.

Cet article a été sponsorisé par Insula orchestra / Accentus et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.

* En français dans le texte.