Vortex temporel. Bouillonnement anthropologique. A House of Call se construit comme le « carnet de notes imaginaires » de Heiner Goebbels, compositeur, metteur en scène et sociologue allemand. D’ailleurs, la polysémie du terme « note » dit déjà tout de l’œuvre : un dialogue entre texte et musique. Pour le compositeur, parole, discours, poèmes et prières résonnent musicalement. Sous forme d’enregistrements sonores sur cylindres de cire récupérés dans des archives coloniales ou créés sur le terrain par Goebbels, ces témoignages rencontrent une partition pour grand orchestre. Les références à la littérature et à la philosophie pavent les œuvres du compositeur qu’il catégorise lui-même dans un genre, le « Musiktheater ».
Entrer dans A House of Call, comme ce lundi soir dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, c’est voir son expérience d’écoute du concert se transformer. Sur scène, l’implantation de l’Ensemble Modern Orchestra surprend : le chef Vimbayi Kaziboni est placé à cour et les musiciens sont tournés dans sa direction. La scénographie et les lumières font partie intégrante de la performance, soulignant parfois discrètement les ondes des enregistrements ou colorant l’espace pour rendre l’atmosphère plus légère ou plus lourde.
L’œuvre fascine et immerge dans un univers protéiforme, échappant toujours au temps linéaire. Son architecture imposante (105 minutes) a été pensée autour du répons et ce n’est pas un hasard si les premières minutes de A House of Call reprennent Répons de Pierre Boulez, avant de le prolonger en un contrepoint dynamique. Toute la pièce, construite en quatre actes et quinze sous-parties, donne à entendre des moments musicaux qui ne se ressemblent jamais. L’orchestre reprend parfois note pour note le chant d’un enregistrement : c’est le cas dans « 1346 » où les impressionnantes cornistes de l’orchestre jouent note pour note (avec les quarts de ton) la mélodie d’un poème d’amour iranien.
Dans « Immer den gleichen Stein » (« Toujours la même pierre »), Goebbels met en musique un extrait de la pièce Tracteur de Heiner Müller. Les mots se répètent, les phrases s’allongent et recommencent, allitérations, consonances ; le matériau musical entre impacts, sons bruiteux (coups sur la table de résonance de la harpe), trémolos et pizzicati répond et souligne le texte. On retiendra la magnifique atmosphère créée par le quatuor constitué du cymbalum, de l'accordéon, de la guitare électrique et du violon solo, aux traits extrêmement virtuoses. Ces sonorités sous-tendent tout l’acte « Grain de voix » (titre emprunté à un livre de Roland Barthes) dans lequel on entend les chants d’un musicien kazakh, d’un résistant arménien ou encore de soldats géorgiens prisonniers de guerre.
La réussite de cette pièce enthousiasmante de Heiner Goebbels tient à son sens du timing et à sa maîtrise du collage. Chacun des éléments, enregistré ou joué, retient l’attention, les sonorités intriguent. La tension dramatique se résout toujours dans des transitions qui amènent subtilement ou abruptement le matériau musical qui va suivre. Les lumières jouent un rôle déterminant dans ces changements d’ambiance. Exemple frappant et réjouissant : « Ti gu go Inîga mî » amène progressivement l’orchestre dans un climax de big band totalement déchaîné (façon Frank Zappa) qui cède soudainement sa place à la harpe seule en octaves mystérieuses. Si la partie orchestrale baignait dans la lumière, le moment de rupture avec la harpe plonge la scène dans une obscurité partielle.

Impressionnant d’homogénéité, l’Ensemble Modern Orchestra a accompli un travail dantesque, réglé au millimètre, d’une intensité sans faille. Aucune difficulté technique ne résiste à la phalange menée avec précision et acuité par Vimbayi Kaziboni. Les musiciens s’illustrent même dans un choral chanté sur la nouvelle Cap au pire de Samuel Beckett (qui clôt l’œuvre), discrètement soutenu par le piano.
Une véritable synergie se crée entre les enregistrements, les sons échantillonnés du synthétiseur et l’orchestre. Et on se dit que cette œuvre, qui ne hiérarchise pas les matériaux artistiques mais qui les fait coexister, mérite d’être écoutée, réécoutée dans des conditions aussi bonnes que ce soir à la Philharmonie de Paris.