Assis en arc de cercle autour du piano, une petite centaine de mélomanes vont assister sur la scène de la Philharmonie au récital que donne ce soir Alexandre Tharaud. La salle parisienne affiche complet pour fêter un pianiste singulier qui disque après disque, concert après concert s'est acquis un public qui le suit fidèlement.

En l'attendant, un coup d'œil sur le programme. Tharaud commence par François Couperin. Il y a bientôt vingt-cinq ans, le pianiste a publié deux disques aussi prophétiques que l'avait été dix ans plus tôt le fameux Piano Album de Stephen Hough. Si le Britannique avait remis à l'honneur avec un charme fou tout un répertoire de salon mal vu des moralisateurs, le Français osait quant à lui emprunter Rameau et Couperin aux clavecinistes, compositeurs qui étaient interdits au piano depuis que l'instrument aux cordes pincées était revenu sur le devant de la scène. Et il dédiait ces disques qui continuent de remporter un grand succès à Marcelle Meyer qui, dès avant et juste après la Seconde Guerre mondiale, avait joué et enregistré ces pièces sur son grand piano Pleyel de concert... bien mieux que les clavecinistes de son temps, à la méticulosité coincée et pas plus savants qu'elle. L'instrument ne fait pas tout. Depuis Tharaud et Hough, les pianistes ont jeté leur bonnet par dessus les moulins et l'on ne compte plus leurs jeunes confrères qui jouent les clavecinistes français comme les pièces caractéristiques de salon dont l'esprit en découle bien plus qu'on ne saurait l'imaginer de prime abord.
C'est un frêle musicien qui entre tout de noir vêtu, son spencer fermé par un unique bouton de bois clair. Tharaud n'a pas l'air d'avoir le trac et prend place devant un grand Yamaha qui ne ressemble pas au tout dernier modèle de la marque : on sait qu'il aime les instruments qui ont une histoire. Le son qu'il en sort est étonnant. Boisé, ni rond ni incisif, tout en brume éloquente dans Les Barricades mystérieuses que le pianiste prend vivement. Chacune des pièces sera ainsi croquée par un musicien qui ne donne pas du tout la sensation de restituer des œuvres figées dans leur mise au point, mais plutôt de les partager avec nous sans façon, réunis dans une salle immense dont il fait un lieu intime.
Les pages défilent sur son iPad posé sur le pupitre. Il connaît bien évidemment ces pièces dans le moindre recoin de l'ornement le plus subtil. Singulier, Tharaud l'est aussi par cette fraîcheur sans cesse renouvelée qui fait renaître un monde perdu et nostalgique, jusqu'à cette grande Passacaille dont le tragique aura rarement été aussi prégnant que ce soir. Tharaud connaît les clavecinistes, il est historiquement informé comme on dit, mais il sait chanter sur le piano, émouvoir, charmer sans jamais chercher à étonner ou à prendre toute la place entre le public et ce qu'il raconte avec éloquence et discrétion.
Son Debussy ? Il fuit le vaporeux comme la sécheresse. Il est clair, net, mais sait plonger dans la nuit de façon paradoxale parfois, tant ses Pas sur la neige sont incisifs et cruels. La Fille aux cheveux de lin ne minaude pas et même parle lapidairement. La Cathédrale engloutie est d'une puissance moins maritime que tellurique, assez saisissante, et le piano devient cataclysmique mais toujours tenu et sans une once de ferraille jusque dans les grands accords pilonnés dans l'extrême grave. Satie est une vieille connaissance du pianiste et celui-ci sait ne pas transformer en nocturnes gymnopédies et gnossiennes, comme il sait être allusif, presque fuyant dans Je te veux. Ainsi joué, Satie devient intéressant, ce qu'il n'est pas quand il est interprété par des pianistes qui oublient que sa facilité pour les doigts cache de grandes difficultés de diction.
La Pavane pour une infante défunte de Ravel étonne par son côté direct, tragique même, avant que La Valse ne déferle sur le clavier. Tharaud ne choisit pas la version pour piano seul du compositeur qui ne voulait d'ailleurs pas qu'on la joue en public, mais la sienne, car c'est un excellent arrangeur. Évidemment, elle est faite à sa main, adaptée à ses moyens pianistiques qui ne sont pas ceux d'un virtuose comme Alexandre Kantorow ou Yuja Wang, mais il en a bien assez pour soulever de terre ce cataclysme qui ne doit rien au Concert du nouvel an viennois, mais est un monde qui s'écroule dans la terreur comme le Concerto pour la main gauche. Le piano ne craque pas sous les assauts, sous les glissandos rageurs, sous les traits sinueusement vénéneux. Et le public exulte.