Pour sa dix-neuvième édition, le festival Pianoscope de Beauvais a donné carte blanche au pianiste et compositeur Lucas Debargue. Il a invité des confrères qui sont aussi transcripteurs et compositeurs pour un week-end à la programmation variée et riche, exemplaire pour tout dire. Les concerts prenaient place dans l'ancienne maladrerie, le conservatoire, l'église Saint-Étienne, dans des écoles de la ville et dans le nouveau Théâtre du Beauvaisis. Beau et transparent vu de l'extérieur, son foyer est d'un blanc doux et ses deux salles sont noires. Toutes les places sont frontales et montent en gradin face à la scène. On se sent très bien dans ce nouveau lieu.

Mais comment sonne la grande salle ? L'acoustique des théâtres privilégie la clarté des voix, donc le son direct qui fait que la musique peine souvent à s'y déployer. Le concert d'ouverture du vendredi soir s'y donne, avec Lucas Debargue dans un programme original : le Trio de Maurice Ravel pour commencer, le Concerto de Robert Schumann pour finir. Debargue entre en scène avec les frères Castro-Balbi qui semblent jumeaux. David est au violon et Alexandre au violoncelle. Ils vont nous donner une interprétation magnifique sur le plan émotionnel et exemplaire sur le plan instrumental d'une œuvre qui hésite sans cesse entre intimisme et concerto. Le Steinway sonne avec une puissance colossale quand Debargue est pris d'un accès de passion que le texte lui demande d'avoir, mais jamais ce piano ne crie, jamais le pianiste ne couvre les cordes qui jouent avec et pour lui, autant qu'il les écoute et joue pour ses deux camarades. L'acoustique est juste effectivement un peu sèche, mais l'on se dit que quelques panneaux en feraient un lieu formidable pour la musique.
Arrive le Concerto de Schumann et l'Orchestre de Picardie que l'on a connu à ses tous débuts, quand il n'était qu'un tout petit ensemble de chambre mené par le pianiste Edmond Rosenfeld. Cinquante ans plus tard, c'est une formation Mozart dirigée ce soir par Johanna Malangré, sa directrice musicale. Cette jeune cheffe allemande de 36 ans a une belle carrière et se place sous l'ombre tutélaire de ses maîtres Bernard Haitink, Paavo Järvi et Reinhard Goebel. Ce concerto est plein de pièges rythmiques dans le finale, pose des problèmes d'ensemble dans le premier mouvement et d'équilibres dans le deuxième. Et c'est la première fois que Debargue le joue en public. Ni précautionneux ni passionné, le pianiste est réfléchi, sa sonorité est dense, posée sur le clavier par un geste ample : elle est profonde et chantante. Et s'il patouille un peu dans la cadence, sa façon d'y entrer surprend et convainc par le détaché un peu théâtral qu'il y met. Grand style ! La transition du deuxième mouvement au finale manque de mystère mais le dernier mouvement pas d'allant, avec même dans les ultimes pages une passion dévorante qui saisit tout d'un coup soliste et orchestre. En bis, une sonate de Scarlatti, murmurée, mais avec un son qui porte, rayonne par sa beauté et sa vocalité.
Samedi après-midi, double récital commenté de façon alerte par Beatrice Berrut et Florian Noack dans la petite salle bâtie sur le même principe que la grande. Bien sonnante et un peu sèche elle aussi, elle accueille un Bösendorfer au grave et au médium plein et gras et à l'aigu rond, mais aux étouffoirs qui auraient pu être mieux réglés car on les entendra se décoller irrégulièrement des cordes. Berrut est une excellente musicienne dont on se demande quand même si elle n'a pas les yeux plus grands que les doigts ? Les siens ne suffisent pas à soulever de terre les transcriptions de L'Apprenti sorcier de Paul Dukas, de la Danse macabre de Saint-Saëns ou la Ballade n° 2 de Liszt. Or dans ces œuvres il faut être libre, totalement libre.
À Florian Noack, rien ne résiste. Ondine et le « Five O'Clock Foxtrot » tiré de L'Enfant et les Sortilèges de Ravel sont renversants de justesse dramatique et poétique, comme ses propres transcriptions de deux chansons de Gershwin et du Bye Bye Baby de Fats Waller fascinent. Ce jeune Belge à la technique légendaire chez ses confrères swingue avec la grâce funambulesque de Fred Astaire.
Le soir, retour dans la grande salle pour le Concerto n° 2 de Brahms avec Jonathan Fournel et la Symphonie n° 3 de Schubert. Il faut oser ce concerto avec huit premiers violons, sept seconds, six altos, cinq violoncelles et trois contrebasses... Car on entend alors tout dans le moindre détail de ce qui se dilue quand cette œuvre est donnée avec 14 ou 16 premiers et le reste à l'avenant. Mais une petite formation qui relève ce défi, qui « en veut » comme on dit, peut se hisser à la hauteur de cette musique, la faire entendre autrement et démontrer que la vie musicale n'existe pas que dans les capitales et les saisons de prestige.
Jonathan Fournel ? Un tigre : il en la souplesse, la puissance instantanée qui fait surgir du piano une force sonore et expressive portée par une articulation, un art du phrasé et des gradations qui tiennent la ligne. Ses tempos et sa pulsation sont parfaits. On a entendu ce concerto par les plus grands, mais jamais joué avec cet esprit dominateur, certes parfois excessif car ne laissant pas d'échappatoire à l'auditeur tenu par le col – et de ce point de vue Fournel fait penser à Sviatoslav Richter dans le même concerto. Mais son magnétisme se communique à l'orchestre et à une cheffe tout aussi présente malgré une gestique minimaliste de la main gauche. Dans le troisième mouvement, Fournel baisse la garde, porté par le chant lyrique du formidable violoncelle solo de l'orchestre et un pupitre d'altos remarquable.
La rossinienne Symphonie n° 3 de Schubert... Idéalement dirigée, jusque dans son « Menuet » facilement si pesant, elle est alerte, vive, pleine de rebonds et d'esprit, avec un finale virevoltant, des vents remarquables, des contrebasses, violoncelles et altos alertes, et des violons certes parfois un peu poussés à leurs limites mais toujours au taquet. Les cordes vibrent, mais moins que dans Brahms ! On s'associe joyeusement au triomphe que leur fait une salle comble.

